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Russie revenant de Pétersbourg et ayant passé à Berlin, parce qu’il résume, en quelques lignes, l’histoire de cette vive alerte. « Le danger, a dit le comte Schouvalof à M. Gavard, c’est l’idée fixe de Bismarck que la France se dispose à attaquer l’Allemagne, et, malheureusement, ce qui est plus grave, elle est partagée par de Moltke. Celui-ci croit que vous serez prêts en 1876, et que le moment vous sera d’autant plus favorable que vous aurez encore une classe de vieux soldats ayant fait la guerre ; le chancelier croit que vous voudrez attendre 1877, mais ils sont d’accord pour penser qu’il faut vous prévenir. Ils prétendent que vous êtes les agresseurs d’après cette théorie, nouvelle dans leur bouche, que le véritable agresseur est non celui qui attaque, mais celui qui rend la guerre nécessaire, et ils se proposent, pour résultat d’une nouvelle campagne, une accablante indemnité avec une occupation prolongée. Vous savez ce que notre empereur a dit au général Le Flô. J’étais chargé de le répéter à Berlin, J’ai vu le vieil empereur qui a paru d’abord fort étonné de nos inquiétudes ; il ne pensait vraiment pas que la guerre fût imminente, mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Il n’a donc pas été difficile de l’amener où nous voulions, après qu’il a été averti. Quant à Bismarck, il sait qu’il ne peut attaquer la Russie à cause de vous, ni vous si la Russie s’y oppose. Je tiens donc la paix pour assurée. » Cette page d’histoire contemporaine a été écrite d’ailleurs, à l’aide de documens officiels puisés aux archives du ministère des affaires étrangères et publiés récemment par M. Flourens. On y trouve les regrets qu’avait laissés au prince Gortchakof la conduite tenue par la Russie en 1870, les conditions du marché proposé par M. de Radowitz, les déclarations de l’empereur Alexandre II qui terminait un entretien avec le général Le Flô en lui disant : « Je ne permettrai pas que toutes les lois du monde civilisé soient violées et l’Europe rejetée dans les horreurs de la guerre[1]. » Voilà le langage, voilà le sentiment de l’ambassadeur du tsar à Londres, organe de son souverain. Voici celui que lord Derby tenait, dans une dernière entrevue, à notre chargé d’affaires et qui résume tous leurs entretiens : « Le vieil empereur, lui disait-il, ne veut plus de guerre, mais nous avons vu qu’il n’était plus au courant de ce qui se tramait autour de lui. Le prince de Bismarck la veut, et il est pressé de la faire du vivant de l’empereur Guillaume. » Toutes les dénégations du premier chancelier du nouvel empire ne prévaudront pas contre les déclarations de deux grands gouvernemens comme l’Angleterre et la Russie.

Pris au piège que lui-même avait tendu, déçu dans sa

  1. Alexandre III, sa vie. son œuvre, Paris, Dentu, éditeur, p. 292 et suivantes.