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d’évoquer nous n’entendons retenir ici qu’un point essentiel, c’est que l’Europe aurait vécu en paix et dans une parfaite sécurité, si la Prusse s’était renfermée dans les limites de ses droits, si elle avait rempli tous ses devoirs de puissance ; continentale, celui notamment qui lui commandait le respect des traités ; qu’en se livrant à son ambition, elle s’est agrandie, mais en substituant à l’ancien état de choses, consacré par le temps et par le consentement conventionnel de tous les intéressés, un état nouveau dépourvu de stabilité, n’offrant aucune des garanties nécessaires au maintien de la paix générale.


II

Le roi Guillaume et M. de Bismarck ont-ils jamais eu le sentiment de cette situation si profondément troublée ? Ont-ils employé leurs soins à en corriger les saillies aiguës et brutales ? Rien ne l’indique. La paix conclue avec l’étranger. M. de Bismarck, toujours dominé par la passion de la combativité, engage à l’intérieur, avec une puissante fraction du pays, la lutte du Kulturkampf. Il n’avait aucun grief sérieux à reprocher aux catholiques du royaume ; ils avaient, comme sujets du roi, vaillamment combattu et donné leur sang ; mais ils constituaient un parti avec lequel il fallait compter ; le chancelier voulut le soumettre, sinon le briser. On sait toutes les rigueurs qu’il infligea à leur conscience de chrétiens, ils se défendirent avec toute l’énergie de leur foi, et, si au bout de ce conflit le chancelier n’a pas connu le chemin de Canossa, il ne dut pas moins, comme l’empereur Frédéric, faire pénitence en rapportant, l’une après l’autre, les lois draconiennes qu’il avait fait voter par le Parlement. Dans sa ferveur autoritaire, il s’engagea en d’autres voies. Il avait, jusque-là, professé des opinions libre-échangistes ; il se constitua le caudataire du protectionnisme, et, poussant ses nouvelles doctrines jusqu’aux dernières limites, il tenta d’inaugurer, dans le nouvel empire germanique, le socialisme d’Etat.

C’est ainsi que nous le verrons désormais s’égarer, de plus en plus, dans des conceptions erronées.

Parmi toutes les préoccupations de M. de Bismarck, la France ne cessait de conserver le premier rang ; son regard déliant ne s’en détournait jamais, si intenses que fussent les hostilités qu’il rencontrait, disons mieux : qu’il avait lui-même soulevées en Allemagne. Un moment il avait cru pouvoir se reposer sur les institutions que notre pays s’était données, il les considérait comme un puissant obstacle à son relèvement. En quittant Versailles, il s’était persuadé que la France ne pourrait réparer ses désastres