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imposât à son conseiller une retraite que certainement celui-ci ne désirait pas ; il a fallu en outre que, dans un jour de colère, M. de Bismarck revendiquât hautement tous ses titres à la reconnaissance de la dynastie des Hohenzollern, sans omettre la responsabilité qu’il a assumée en prenant l’initiative d’une manœuvre déloyale dans la sinistre pensée de rendre une guerre inévitable, sans craindre de démentir ainsi toutes ses affirmations antérieures, toutes les assurances contraires qu’il avait servies à l’Europe dont il avait fait sa dupe. On sait le bruyant retentissement qu’eut cet éclat inattendu ; on sait comment la vérité s’est échappée, par un retour de justice, de la bouche de celui qui l’avait offensée en la reniant. Rien n’a manqué, cette fois, ni la franchise, ni les détails, de façon qu’il a été permis de reconstituer, dans toute sa sincérité, une journée à jamais célèbre. Il convient de la retenir, de l’évoquer, d’en mettre toutes les circonstances dans leur vrai jour. Si elle confond les coupables, elle réconforte la conscience publique : elle sera, pour des temps prochains, un précieux enseignement.

C’était le 13 juillet 1870. Les généraux de Moltke et de Boon dînaient chez M. de Bismarck. Tous trois se désolaient de l’issue pacifique à laquelle semblaient devoir aboutir les négociations à Ems. Survint un fonctionnaire porteur d’une dépêche du cabinet du roi[1]. Elle relatait les circonstances du jour pour l’information des ministres présens à Berlin ; elle ne laissait nullement pressentir de complications imminentes, ni la prochaine mobilisation de l’armée. M. de Bismarck en donna lecture à ses convives. « Boon et Moltke, a dit depuis le chancelier dans un récit qui lui est attribué et qu’il n’a pas démenti, laissèrent tomber, d’un même mouvement, leur couteau et leur fourchette. Nous étions tous profondément abattus. Nous avions tous trois le sentiment que l’affaire se perdait dans le sable. Je m’adressai alors à Moltke et lui posai cette question : L’instrument dont nous avons besoin pour la guerre, notre armée, est-elle réellement assez bonne pour que nous puissions commencer la guerre en comptant, avec la plus grande probabilité, sur le succès ? — Nous n’avons jamais eu de meilleur instrument qu’en ce moment, fit-il. — Boon, en qui j’avais, il est vrai, moins de confiance, confirma pleinement ce qu’avait dit Moltke.

« — Eh bien, alors, continuez tranquillement à manger, dis-je

  1. On a longtemps confondu cette dépêche avec un rapport de l’aide de camp du roi, le prince de Radziwill. La dépêche reçue par M. de Bismarck lui avait été adressée par M. Abeken, conseiller au ministère des affaires étrangères, qui avait suivi le souverain à Ems, pour l’instruction du chancelier. Dans un discours au Reichstag du mois de novembre 1892, M. de Caprivi a relevé cette erreur et parfaitement élucidé ce point de fait.