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des procédés propres à les conduire au but désiré, ceux qu’ils avaient employés pour démembrer le Danemark, pour expulser l’Autriche de l’Allemagne, leur avaient merveilleusement réussi : ils décidèrent d’y recourir de nouveau pour briser l’obstacle qui les retenait sur le Mein et arrêtait l’union de l’Allemagne des Alpes à la Baltique. Quelle puissance pouvait avoir l’audace d’entraver ce dessein ? Nulle autre que la France. Il fallait la réduire par la guerre à la résignation, et la guerre à la France devint, dès ce moment, l’unique préoccupation du souverain et de ses conseillers. Ils se mirent à l’œuvre avec l’ardeur d’hommes habitués à triompher. M. de Moltke employa tous ses soins à retremper l’arme qu’il avait forgée et qui devait assurer la victoire ; M. de Bismarck se mit en quête du meilleur piège qu’il conviendrait de tendre à la France à l’heure opportune[1].

Pendant de longues années, on a soutenu à Berlin que la Prusse n’a provoqué aucun des conflits où a elle été engagée, qu’en toutes ces occasions elle a aiguisé ses armes uniquement pour sa défense ; si M. de Bismarck était moins affirmatif, le roi ne négligeait aucune occasion pour rejeter, sur d’autres, la responsabilité des hécatombes qui ont marqué son règne. Ces affirmations sans cesse réitérées, que les discours du trône ont plusieurs fois rééditées, ont égaré la crédulité publique jusque de nos jours ; l’opinion de personnes généralement bien informées, soit dans la presse, soit dans les régions officielles, en a souffert une influence durable. En dépit de tous les efforts, de démonstrations documentées, malgré les indiscrétions des familiers du maître de Friedrichsruhe, malgré ses propres confidences, la conviction que la France, en 1870, avait voulu et provoqué la guerre, était restée inébranlable. Elle a prévalu contre l’avis et les travaux d’écrivains consciencieux, contre le Dangeau du chancelier, M. Maurice Buse h, qui a mis tout au clair dans un livre publié en 1884[2] ; contre M. de Bismarck lui-même qui, pour plaire à ses amis, dans de rares momens d’humeur joyeuse, avait confessé la vérité. Le mot de Mme de Sévigné est toujours vrai : « On a tout rapsodé, mais ce qui est dit est dit, ce qui est pensé est pensé, ce qui est cru est cru. » La légende, ce parasite de l’histoire, soigneusement entretenue par une presse stipendiée, avait poussé de si vigoureuses racines, s’était si solidement emparée des esprits, qu’elle triomphait de toutes les tentatives faites pour la redresser. Pour la détruire, il a fallu une révolution de palais, il a fallu que le nouvel empereur, fatigué du joug d’un ministre impérieux, prît le parti de le secouer, qu’il

  1. On sait que la candidature du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne a été conçue et préparée bien longtemps avant le moment où elle a été posée.
  2. Unser Reichekanzler, t. II, p. 65.