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comme c’est bizarre de penser que le voici maintenant devenu le plus grand des poètes anglais, et que je lui ai si souvent tiré les oreilles et jeté des coussins sur le nez ! Combien il aurait aimé cette chaude et claire matinée de printemps ! Il courait au soleil, gambadait la tête nue, c’était un vrai enfant. Il adorait le printemps ! »

Plusieurs jours de suite M. Graham obtint la permission de voir Jane Clermont et de la questionner. La première fois qu’il lui parla de Byron, elle fronça les sourcils et parut fâchée. « Il m’est très pénible, dit-elle, d’entendre prononcer le nom de cet homme. » Mais bientôt elle ne se fit pas faute de le prononcer elle-même. Et voici ce qu’elle raconta de ses relations avec lui.

« En 1815, j’avais dix-sept ans, et Byron était le dieu du jour. Je ne crois pas qu’aucun autre homme ait eu une célébrité aussi bruyante, aussi obsédante. Tout le monde, à Londres, parlait de lui : on en parlait plus encore que de Wellington. Les jeunes poètes imitaient ses manières et s’habillaient comme lui, les jeunes filles pleuraient sur son portrait. J’avais la tête pleine de rêves et d’ambitions folles ; et le milieu où je vivais n’était point pour me rendre plus sage. Godwin, ma sœur Mary (car je l’ai toujours regardée comme une sœur), Shelley, qui passait toutes ses journées chez nous, tous ils entretenaient en moi les chimères les plus romanesques. Et comme Byron venait de prendre la direction du théâtre de Drury Lane, je résolus d’aller le trouver pour lui demander un rôle dans une de ses pièces. C’est Shelley, je crois, qui me donna le premier ce conseil : il raffolait de Byron, qu’il a toujours passionnément admiré. Je vis Byron : la suite, vous la savez. J’étais jeune, pauvre, frivole. Lui était plus qu’un homme : on m’avait accoutumée à le considérer comme un dieu. Sa beauté aussi était toute-puissante. Et puis vous savez que dans notre maison on tenait le mariage pour un reste criminel de la barbarie. Peu de temps après, la fortune de Byron changea, tout Londres se retourna contre lui ; il resta plusieurs mois sans voir personne, il ne voyait que moi, et moi seule lui demeurais fidèle.

« Je le revis l’année suivante à Genève, où j’étais allée en compagnie de Shelley et de Mary. On a fait à ce propos mille contes absurdes, qu’il faudra que vous démentiez. On m’a accusée d’avoir entraîné Shelley et Mary à Genève simplement parce que je voulais y rejoindre Byron, et de leur avoir caché jusque-là mon intimité avec lui. C’est insensé ! Shelley savait tout de mes relations avec Byron, et c’est moi-même qui, en avril 1816, les ai présentés l’un à l’autre.

« Shelley demeurait alors à Marlow, sur la Tamise. J’allais souvent le voir, et comme un jour il m’avait annoncé son projet d’aller à Genève, je lui amenai Byron, qui se proposait aussi de quitter l’Angleterre. Nous partîmes de Londres de très bonne heure, chose tout à fait