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l’interprétation traditionnelle, et par certains côtés supérieure. La discuter serait facile ; il est impossible de ne la point admirer. Que la tragédienne lyrique ait dignement rendu les scènes tragiques de l’œuvre : l’église, la mort de Valentin, la prison, on ne s’en est pas étonné. On attendait de Mme Caron cette large et morne façon de laisser tomber la phrase : « Seigneur, daignez permettre à votre humble servante ; » et ces mains égarées cherchant le prie-Dieu, tantôt pour s’y appuyer, tantôt pour s’y blottir. On croyait bien la grande artiste capable, après la mort de Valentin, de remonter le théâtre, comme elle seule sait le remonter, et d’imprimer sur la tête fraternelle, étreinte follement, un profond et douloureux baiser. Mais dans les parties tendres, qui sont les parties essentielles, le cœur et l’âme du drame musical, Mme Caron nous a surpris. Sans rien abdiquer ni contraindre de sa propre nature, sans presque rien, peut-être, nous donner de Marguerite, elle nous a donné quelque chose de profond et de beau. Noble, à son ordinaire, comme une vierge d’épopée, elle répand sur le rôle une couleur générale de fierté, de fatalité, de passion profonde et dès le début presque douloureuse. Oui, dès la première phrase, que jamais encore on n’avait dite ainsi. Jamais aux mots fameux : Je ne suis demoiselle ni belle, on ne donna cet accent d’incrédulité, de mélancolie, presque d’amertume, comme si dès le premier abord de Faust, Marguerite se sentait menacée et perdue ; comme si dès cette première rencontre elle entrevoyait tout l’avenir de son péché et de sa misère. Dans le rôle entier l’artiste apporte le même sentiment, la même conscience et la même souffrance de la faute. Avec quelle gravité, quel désenchantement de la vie, quelle expérience de la douleur, elle a rappelé sa jeunesse orpheline et sa petite sœur perdue ! Mais ce qu’elle a dit le plus singulièrement, c’est le duo, c’est la grande phrase d’amour : « J’écoute et je comprends cette voix solitaire qui chante dans mon cœur. » Elle a murmuré cela tout bas, épouvantée et non ravie d’entendre, et de comprendre, hélas ! cette voix élevée en son cœur pour sa joie moins que pour sa honte et sa perdition. Encore une fois, est-ce là Marguerite ? On peut en douter. Il semble que l’artiste ait dépersonnalisé le rôle ; mais elle ne l’a pas défiguré. Elle l’a plutôt agrandi. Si ce n’est plus un personnage, c’est un état d’âme ; plus d’un peut-être, car c’est l’angoisse, la tristesse, et c’est cela dégagé de toute figure et de toute représentation individuelle ; c’est le sentiment dans son abstraction et dans sa pureté. À cette interprétation, Faust est loin de rien perdre. Le propre des grands artistes est de manifester dans les grandes œuvres les forces ou les principes cachés qu’ils y découvrent. Il semble que Mme Caron ait ainsi ajouté quelque chose à la figure de Marguerite, et qu’en la faisant moins particulière, elle l’ait faite encore plus belle.

Camille Bellaigue.