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des peuples » qui ne saurait être comparé qu’à l’agonie du monde antique, mais qui est singulièrement plus inquiétant.

Voici comment M. Nordau établit sa thèse. Il constate que le romantisme allemand a engendré le romantisme français, qui a engendré en Angleterre le préraphaélisme, en France le symbolisme. De Russie nous est venu le culte de Tolstoï, des pays germaniques le culte de Wagner. Toutes ces tendances ont, d’après M. Nordau, un caractère pathologique ; elles présentent les symptômes dans lesquels on a coutume de voir les « stigmates intellectuels » de la dégénérescence ; c’est à savoir : la folie morale, ou absence du sentiment moral, l’émotivité, l’aboulie ou impuissance de vouloir, l’amour de la rêverie creuse, enfin et surtout le mysticisme. C’est donc que ceux qui ont inventé ces modes nouvelles sont des malades, et précisément de l’espèce de ceux que Magnan appelle « dégénérés supérieurs », que Lombroso appelle « mattoïdes » et encore « graphomanes », c’est-à-dire demi-fous ressentant le besoin d’écrire. Mais si elles ont réussi, c’est qu’elles se trouvaient être en accord avec l’état des nerfs du public. A la dégénérescence des écrivains répond l’hystérie des lecteurs. Que si on demande pourquoi ces phénomènes ont apparu dans notre temps plutôt que dans tout autre, la réponse est très simple : ils sont le résultat des conditions de vie nouvelles faites en ce siècle à l’humanité. A la suite des récentes découvertes de la science et de leur application dans l’industrie, la révolution économique a été si générale et si brusque que tout d’un coup toutes les habitudes ont été bouleversées. On a afflué des campagnes aux villes. On s’est soumis à un travail sans mesure, à une trop grande dépense de forces. L’humanité n’a pas eu le temps de s’adapter à ces conditions pour lesquelles elle n’était pas préparée. De là une immense fatigue et un soudain épuisement.

A entendre M. Nordau, c’est en France surtout que le mal a fait ses ravages. C’est chez nous de préférence que l’auteur allemand en étudie le développement. C’est à notre société et à nos mœurs, comme à nos livres et à nos tableaux, qu’il emprunte le plus d’exemples. Il incrimine jusqu’à la façon dont nous meublons nos appartemens ; et il n’est pas jusqu’à la coiffure de nos femmes et à la taille de notre barbe qui ne lui apparaissent comme autant de signes révélateurs. C’est en tant qu’elle s’applique à nous que l’expression de « fin de siècle » ou celle plutôt de « fin de race » a tout son sens. Paris est l’endroit désigné pour observer les manifestations variées de cet état morbide. C’est en fait le centre d’observation où s’établit M. Nordau… Néanmoins, et quels que soient ses efforts pour ramener sans cesse l’attention sur le procès qu’il nous fait, il n’hésite pas à reconnaître que « l’humanité civilisée tout entière semble convertie à l’esthétique du crépuscule des