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aurons une troisième feuille quotidienne, plus considérable que les deux premières. Soudain une grande rumeur s’élève, la foule s’amasse autour de l’hôtel et se porte à la rencontre d’un vieillard encore vert, qu’elle salue de ses hourras : il s’arrête sur le balcon et se met en devoir de haranguer la foule. C’est le gouverneur du Colorado, l’honorable D. J. Waite, l’un des chefs du nouveau parti populiste, qui se sépare à la fois des républicains et des démocrates. Je ne prêtai d’abord, je l’avoue, qu’une attention distraite à son discours. J’y trouvais beaucoup de lieux communs sur la tyrannie du capital, le despotisme des banquiers, l’égoïsme de la perfide Albion, dont j’avais trop souvent été faligné en Europe, et je m’étonnais qu’ils eussent franchi l’Atlan tique et trouvé un écho dans ce pays vigoureux, où la masse est non seulement intelligente, mais instruite.

Je regardais le ciel où les étoiles brillaient d’une incomparable splendeur ; j’admirais les pics neigeux des Montagnes Rocheuses qui nous entouraient et je savourais la pureté d’un air délicieux. Malgré la saison avancée, la réunion avait lieu en plein air. Des centaines de mineurs aux costumes et aux figures pittoresques se tenaient debout dans la rue et écoutaient respectueusement les tirades de leur gouverneur.

Ce cadre merveilleux, cette sérénité et cette beauté de la nature prêtaient à cette banale réunion électorale une grandeur dont bien peu d’assistans, à coup sûr, étaient frappés, mais qui contribuait peut-être, sans qu’ils en eussent conscience, à les maintenir dans ce religieux silence au milieu duquel parlait l’orateur. Tout à coup je fus frappé par une sortie véhémente dans laquelle l’honorable D. J. Waite comparait le président Grover Cleveland, demandant au Congrès de suspendre les achats d’argent de la Trésorerie, au roi Louis XIV révoquant l’édit de Nantes et forçant des centaines de mille de huguenots à s’expatrier ! Je souriais à ce parallèle, difficile à expliquer, mais de nature à émouvoir la foule, lorsque le gouverneur ajouta : « D’innombrables ouvriers qui étaient occupés à ce légitime labeur des mines d’argent ont été réduits à quitter leurs villages et à chercher ailleurs à gagner leur vie. » Puis vint une péroraison brillante, qui n’avait plus aucun rapport avec la question du métal argent, mais qui fit sur l’auditoire un effet profond : elle se termina par la citation d’un poème de Longfellow, que le vieillard récita d’une voix large et émue. Ces vers sonores soulevèrent des tonnerres d’applaudissemens et des coups de sifflet, lesquels aux États-Unis sont la plus haute marque de l’enthousiasme populaire.

Après avoir eu l’honneur d’une audience de dix minutes, que