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attirail utilitaire, c’est-à-dire des vues de locomotives et de marteaux-pilons, des réunions d’habits noirs ou de paletots, des laboratoires de chimistes ou d’électriciens. Par de beaux syllogismes ordonnés, des littérateurs expliquent à nos peintres que l’art doit, pour conserver son influence et son prestige, pour toucher aux mortalia corda de l’homme contemporain, s’attacher aux manifestations de la vie moderne dans toutes ses caractéristiques, et que rien d’humain ne doit lui être étranger. Les Renaissans furent grands parce qu’ils peignirent leur temps : peignons-donc le nôtre, disent-ils. D’ailleurs, l’époque plastique de la peinture est, passée, et la simple représentation des belles formes ne peut plus demeurer l’idéal d’une société intellectuelle et psychologique avant tout. Comme la machine est le signe de notre activité intellectuelle, et le vêtement utilitaire la caractéristique d’une génération plus avide de résultats que curieuse d’attitudes, il s’ensuit qu’il n’y a aucune raison pour ne pas leur donner la place des anciens quadriges et des vieilles simarres. En effet, il n’y a aucune raison pour un philosophe. Mais le goût, comme le cœur, a des raisons, que la raison ne connaît pas. Quelque chose l’impressionne plus que tous les syllogismes du monde, c’est la laideur des scènes contemporaines qui encombrent nos expositions. Les peintres qui ont écouté les théories sociologiques de nos écrivains et naïvement sacrifié leur sens inné du beau à l’ambition de traduire fidèlement les aspirations utilitaires de leur temps, ont misérablement échoué. Toutes ces vues de gares de chemins de fer, de réceptions officielles ou de manifestations populaires, de solennités électorales ou scolaires, de cliniques de chirurgiens ou d’hypnotiseurs, d’usines et de chantiers, promues à la dignité de grandes pages de style ou d’histoire, ont excité fort peu d’enthousiasme, bien qu’assurément elles traduisissent nos préoccupations actuelles mieux que le Serment des Horaces ou que l’Entrée des Croisés à Constantinople. On a pu ainsi constater que l’ « intellectualité », la suggestivité même des sujets ne sont pas tout dans une œuvre d’art, et que la beauté des figures et des costumes compte bien aussi pour quelque chose. On commence à ne plus rire autant des sculpteurs qui donnaient une toge à Napoléon ou un manteau de routier à Lamartine, depuis qu’on voit flotter sur les boulevards les redingotes en bronze vert des grands hommes que leur mauvaise étoile fit naître à une époque de réalisme. On excuse les allégories des classiques : la Science, l’industrie, représentées par de belles femmes aux attitudes conventionnelles, lorsqu’on regarde ces machines bizarres et compliquées qu’on a hissées avec leurs inventeurs sur des piédestaux. Devant toutes ces apothéoses scientifiques ou industrielles, on perçoit