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de l’Evangile, il faut écarter les tournures vicieuses, les termes impropres, c’est-à-dire les formes disgracieuses, les lignes déplaisantes du vêtement contemporain ?

Et ici, nous devons nous garder de confondre ce qui est simplement laid avec les formes dont nous parlons et que nous appellerons, si l’on veut bien, « inesthétiques ». Une figure de buveur bourgeonnée est laide ; elle n’est pas inesthétique. Un frac de chez le bon faiseur est inesthétique ; il n’est pas laid. Vous dites : Mon bel habit. Or si l’art peut transformer le laid, le faire rire, chanter, pleurer, le dramatiser, le poétiser, il ne peut rien sur l’inesthétique. Voici un feutre informe, tout pelé par l’usure, tout noirci par la pluie, tout roussi par le soleil, avec une plume jadis étincelante qui penche tristement. Il est laid. Vous ne voudrez pas le porter par les rues ; donnez-le à Téniers, à Murillo ; il en fait une loque resplendissante sur l’oreille d’un de ses magots ou de ses mendians. Mais ne vous hâtez pas de crier que l’art est un grand magicien et qu’il peut toujours, comme semble le dire Pascal, attirer notre admiration par les images de choses dont nous n’admirons pas les originaux. Faites plutôt la même expérience avec le cylindre correct, sorti de chez le chapelier à la mode, et qui est beau pour un cylindre : posez-le sur cette table. Maintenant, appelez tels artistes que vous voudrez : les réalistes, les impressionnistes, les naturistes, les caractéristes, les pointillistes et les rose-croix ; priez-les de faire quelque chose avec ce couvre-chef, en peinture, sculpture, pastel, gravure en taille-douce ou galvanoplastie : ils ne feront rien qui vaille. C’est qu’au rebours du vieux feutre qui n’était que laid, le tuyau de poêle est inesthétique.

Faute de faire cette distinction, l’on commet parfois d’étranges abus de raisonnement. De ce que tel grand artiste a fait un chef-d’œuvre d’un modèle déplaisant, — et le plus souvent ce modèle n’était déplaisant qu’aux regards inattentifs de la foule, — on conclut que le sentiment, la vision personnelle est tout dans l’art plastique, et l’objet rien ou peu de chose. On proclame l’égalité de tous les thèmes et de tous les sujets, de toutes les formes et de tous les traits devant l’artiste. On traite légèrement les règles de l’ancienne composition, du balancement des lignes, les canons de la beauté, et persuadé


Qu’il n’est pas de serpent ni de monstre odieux
Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux,


on en déduit que, seule, une pusillanimité routinière a empêché nos maîtres d’aborder les scènes vivantes fournies par la science ou l’industrialisme modernes avec leur milieu nouveau, leur