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Voilà qui est net. Aussi bien que n’importe quel artiste de la place Pigalle ou de l’avenue de Villiers, Véronèse savait qu’il n’y eut jamais de lansquenets allemands à la Cène du Christ. Il savait que ses toiles étaient peuplées d’anachronismes, et, loin de s’en repentir, il en prodiguait toutes les fois qu’il le pouvait. On ne peut donc invoquer sa naïveté pour expliquer que ses anachronismes ne nous choquent pas, alors que des anachronismes semblables nous choquent chez nos peintres contemporains. Comme il n’y a pas plus de naïveté chez l’un que chez les autres, il faut donc qu’il y ait une autre raison pour laquelle les hommes en redingote qui entourent le Christ de MM. de Uhde ou Béraud nous déplaisent, et ceux en robe vénitienne qui entourent le Christ de Véronèse excitent notre admiration.


III

Il reste, en effet, après avoir considéré l’anachronisme aux points de vue rationnel et religieux, à l’envisager sous son aspect pittoresque, c’est-à-dire non plus avec notre entendement, mais avec nos yeux, en nous souvenant qu’il n’y a pas seulement pour juger des œuvres d’art une cervelle raisonnante, ni même une âme impressionnable, mais encore un certain sens du beau et du laid, que Töpffer appelait le sixième sens, et qui a bien aussi son importance. Or cet instinct, appelé à se prononcer sur le costume contemporain dans les scènes de l’Evangile, a bientôt fait de le condamner, non parce qu’il est anachronique, mais tout simplement parce qu’il est laid. C’est ce sens qui est blessé devant les redingotes et les gilets à transparens des Pharisiens ; c’est lui qui soutire, qui crie, devant le dressoir bourgeois de l’auberge d’Emmaüs ; et ce que nous prenons pour la protestation de nos scrupules archéologiques ou de notre sentiment religieux est surtout, au fond, la révolte de notre goût. Il nous répugne de voir les figures grandioses, presque fabuleuses des apôtres, des « pécheurs d’hommes », emprisonnées dans des habits de coupes géométriques, aux plis disciplinés, aux couleurs plates, de sentir leurs gestes souverains masqués, contrefaits, dénaturés par les tournures incommutables du vêtement confectionné, de ne plus retrouver dans leurs apparences plastiques la mâle grandeur et la forte simplicité que l’Evangile révèle dans leur caractère. Cette répugnance, nous ne la ressentions pas tout à l’heure devant la longue tunique de brocart de soie blanche que Benedetto Caliari a revêtue pour venir aux noces de Cana, ni devant l’admirable robe de soie cramoisie dont s’enveloppe Titien jouant de la contrebasse pour récréer Jésus de Nazareth. Ici, la somptueuse harmonie des lignes cadrait