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les costumes une connaissance relativement très approfondie de l’archéologie latine, et que vous apprenez, par les documens les plus précis, que les fresques où règne l’anachronisme ont été peintes après celles où domine la couleur locale, vous êtes bien obligé d’avouer que si Mantegna a fait de l’anachronisme dans les dernières, c’est bien parce qu’il l’a voulu et non parce qu’il n’a pas su comment l’éviter. En effet, si cet ami de l’archéologue Félice Féliciano abandonna la restitution archéologique pour l’anachronisme, c’est de propos délibéré, sur les conseils du Squarcione qui lui dit à peu près ceci : « Laisse là ta science froide et tourne-toi vers la vie ! » Et quand Véronèse, venu après Raphaël, après Léonard, après tous ceux qui avaient établi les canons du costume religieux, déploie toute sa science des modes vénitiennes et entoure le Christ des gentildonne de son temps, il faut bien, malgré qu’on en ait, s’avouer à soi-même que si l’anachronisme ne choque pas, ce n’est pas la naïveté de l’artiste qui le couvre de son voile protecteur ! Et si l’on nous disait qu’à la vérité ces grands maîtres savaient à quoi s’en tenir sur leurs fantaisies anachroniques, mais que la foule moins instruite et plus crédule ne le savait guère et n’en était donc pas blessée, nous répondrions que les sentimens de ces foules nous importent peu. Comment nous autres, sommes-nous choqués par les anachronismes de M. de Uhde, Blanche, Lhermitte et Béraud, tandis que nous ne le sommes point par ceux des Rubens, des Rembrandt et des Véronèse ? — telle est la question. D’ailleurs on se tromperait fort si l’on s’imaginait que tous les croyans acceptaient aussi facilement que nous les acceptons aujourd’hui les anachronismes des anciens maîtres. Savonarole tonnait déjà en pleine chaire de Sainte-Marie-des-Fleurs contre les peintres qui habillaient la Vierge de brocarts, de soies florentines et la couvraient de bijoux et de pierreries, disant qu’ils savaient parfaitement qu’elle n’avait jamais été ainsi et qu’ils en faisaient de propos délibéré una meretrice[1]. Et un siècle plus tard, le Saint-Office de Venise citait Véronèse par devant son tribunal et lui demandait pourquoi il s’obstinait à mettre des hallebardiers allemands dans la Cène de Jésus-Christ, pourquoi il y introduisait un bouffon, le perroquet au poing, et toutes sortes d’autres anachronismes semblables. Véronèse n’excipait nullement comme on l’eût fait volontiers aujourd’hui, de sa naïveté. Et, les juges de l’Inquisition le pressant de leurs questions, le grand artiste finit par dire : « Je crois qu’à parler vrai, il n’y eut ce jour-là à cette Cène que le Christ et ses apôtres, mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention. »

  1. Sermon pour le samedi après le 2e dimanche de Carême.