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archéologiques assez approfondies dans une œuvre, les abandonne dans une autre pour se jeter dans l’anachronisme le plus évident, tout l’échafaudage des distinctions fondées sur la naïveté des anciens croule aussitôt.

Or ils sont nombreux les maîtres qui, après avoir très exactement observé la couleur locale de l’Evangile sur tel ou tel point, l’ont délibérément négligée et systématiquement proscrite de leurs grandes compositions. A qui fera-t-on croire que Rembrandt donnait par ignorance des physionomies hollandaises à son Christ et à ses apôtres, lui qui nous a laissé, dans ses eaux-fortes intitulées la Synagogue, des types Israélites si curieusement observés et si fidèlement rendus ? Rubens n’a-t-il pas étudié avec le plus grand soin et un bonheur d’expression que nos plus habiles ethnographes ne surpasseront pas, des types de noirs Ethiopiens[1], et cela l’a-t-il empêché de mettre souvent des Européens dans ses scènes d’Orient ? En ce qui touche l’archéologie, ses lettres à M. de Peiresc, bourrées d’observations érudites, ne prouvent-elles pas qu’il avait poussé très avant la connaissance de l’antiquité ? En a-t-il moins bardé de fer, comme des condottieri, les soldats qui massacrent les innocens, et habillé les mères israélites comme des Anversoises ? Gossaërt, qui fit des Juifs si parfaitement allemands sur les murailles de l’hôtel de ville de Nordlingen, n’aurait-il pas vu les têtes si expressives que son maître Dürer a données aux Juifs, notamment dans sa Sépulture ? Pareillement, Schulein qui peignit des visages teutons dans son Joachim et sainte Anne à la Porte d’or n’avait-il pas des israélites en grand nombre, à Ulm, autour de lui pour lui servir de modèles à une époque où, chassés d’Espagne et même de France, les Juifs refluaient en Allemagne ? Le Poussin ne savait-il pas qu’il y avait des chameaux dans la suite d’Eliezer ? Il n’a eu garde d’en mettre cependant et Le Brun l’en félicite, car « ces objets bizarres pourraient débaucher l’œil du spectateur[2]. » L’exemple de Mantegna est encore plus topique. Si vous regardez son histoire de saint Christophe peinte sur les murs de l’église des frères Eremitani, à Padoue, vous remarquez des soldats romains habillés à la façon des gardes du XVe siècle et une série de spectatrices coiffées du bonnet à double corne qu’on retrouve dans les miniatures de 1450 à 1460 ; vous serez tenté de croire que l’artiste ne savait rien du costume romain et d’admirer, eu cet anachronisme, la naïveté de cet âge d’or. Mais lorsque vous apercevez, à côté, l’histoire de saint Jacques le Majeur devant Hérode Agrippa, du même Mantegna, où se révèle dans les monumens et

  1. Par exemple la tête de nègre de l’ancienne collection Narischkine.
  2. Discussion à l’Académie royale des Beaux-Arts du 10 octobre 1682, résumée par Guillet de Saint-Georges.