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afféterie prétentieuse, un dilettantisme pédant à modifier les types, les costumes des personnages évangéliques et à les revêtir d’apparences qu’ils savent contraires à la vérité. Assurément les anciens maîtres l’ont fait, et nous ne les en trouvons que plus admirables, mais leur état d’esprit différait trop du notre pour que leurs erreurs naïves et touchantes puissent servir d’excuse à nos erreurs laborieuses et voulues. Les primitifs, en revêtant la Vierge et les saints de belles robes florentines toutes brochées d’or, croyaient leur faire honneur en les transportant dans ce qu’il y avait pour eux de plus beau au monde : Florence avec Sainte-Marie-des-Fleurs et son campanile à l’horizon ; et s’ils mettaient au Christ et à ses compagnons des costumes de leur temps, c’est que pour eux tous les temps se ressemblaient, tous les pays étaient les mêmes, et que l’Homme-Dieu avait en réalité vécu parmi des seigneurs en hauts-de-chausse et en pourpoints brodés : il avait été traîné au supplice par des lansquenets ou des condottieri, comme les Pazzi. Pour ces historiographes naïfs, les pères et les aïeux portaient le même habit que les enfans ; les Médicis avaient sans trop de transition succédé aux rois mages : et sur ces châteaux forts à tourelles qui leur semblaient vieux comme le monde, Ponce-Pilate devait prêter l’oreille aux chants des troubadours. Puis, à ces époques de ferveur profonde, où pour aller voir des chefs-d’œuvre d’art il fallait entrer dans les maisons de Dieu, où « la mission des peintres était, selon les statuts de Sienne, de manifester avec la grâce de Dieu les choses miraculeuses opérées par la vertu de la sainte foi », les maîtres répandaient dans toute leur œuvre l’ardente piété qui les animait. L’anachronisme était donc au XVe siècle l’effet d’une ignorance enfantine et d’une religieuse candeur. Or nous n’avons plus ni l’une ni l’autre. Lorsque l’humanité a atteint un certain âge, elle ne saurait plus jouer le rôle des enfans qu’en retombant dans l’enfance, et ce même balbutiement qui nous charme dans la bouche du petit être, à peine conscient, qui s’essaie à la vie, devient, dans la bouche d’un vieillard, lamentable et ridicule. »

Voilà de fortes raisons, semble-t-il, mais elles sont peut-être plus spécieuses encore que fortes. Évidemment les primitifs n’étaient point informés comme nous sur l’ethnographie divine ; sans doute ils n’avaient point lu les ouvrages de MM. Zockler, Fulda, Rohault de Fleury et de cent autres sur la Passion, ni profité des fouilles modernes en Chaldée, en Perse, en Susiane, pour leurs interprétations de l’Ancien Testament. Mais étaient-ils si naïfs qu’ils crussent plus que nous à la fidélité de leurs restitutions ? Cette naïveté règne dans l’histoire de l’art à titre de gracieuse légende ; cependant, si l’on arrive à l’invoquer pour transformer en qualité ce qui chez nos contemporains est un défaut, il