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tous ceux dont l’imagination a gardé la couleur de celle foi dont leur raison a effacé le dessin, ce n’est pas la modernité plastique de ces exhibitions : c’est la modernité des sentimens exprimés par l’auteur. Ce n’est pas de voir la Passion transportée sur la scène, ni l’idée qu’elle est représentée par des contemporains, et la preuve en est le succès des journées d’Oberammergau où l’on voyait figurer en grand-prêtre Ananias, un cordonnier qu’on avait rencontré une heure auparavant dans la rue. C’est de reconnaître dans les saints, dans la Vierge, dans le Christ même, les contradictions et les incertitudes de ces dilettantes sceptiques et blasés qui ont lu Strauss et Schopenhauer, Tolstoï et l’histoire de Çakya-Mouni, de ces essayeurs d’émotions religieuses, de ces frôleurs d’infini, qui se désennuient du matérialisme en créant un Dieu à leur image et en lui prêtant toutes les faiblesses dont ils se sentent eux-mêmes accablés. Ainsi Roger van der Weyden, étant lymphatique, peignait ses Christs lymphatiques. Ce qui a choqué, c’est que le Sauveur doutât de tout, de sa mission, de sa divinité, de son père, et se montrât à nous non pas même sous les apparences d’un fou qui meurt pour son rêve, mais sous celles d’un aventurier qui s’en est fait accroire et qui voit, à la lueur grandissante de l’éternité, s’écrouler tout l’échafaudage de ses ambitions et se creuser tout le vide de ses prophéties. C’est, en un mot, que ces auteurs, voulant peindre le martyr du Golgotha. ne se soient même pas élevés jusqu’à Savonarole et n’aient guère abouti qu’à une espèce de Larevellière-Lépeaux. Ayant à montrer l’Homme-Dieu, ils ont varié les proportions des deux natures. Ils ont fait un homme assez grand, mais un Dieu tout petit. Ils se sont conduits envers le Christ comme Wotan envers la Walkyrie, au troisième acte ; ils lui ont « retiré son essence divine ». Peut-être l’intérêt dramatique grandit-il à mesure que le héros diminue, devient plus semblable à nous, mais on avouera que l’esprit religieux ne saurait y gagner. On comprendra que les catholiques se soient plaints qu’on leur ait changé le Christ. Ce qui les a froissés, c’est donc de voir des écrivains s’éloigner de l’esprit de l’Evangile et non de voir les mystères de la Passion se rapprocher de nous ; c’est, en un mot, de reconnaître des âmes contemporaines dans le Christ et ses apôtres et non d’y apercevoir les figures de nos contemporains. Or la peinture ne représente pas les âmes, mais les visages, et l’anachronisme que nous étudions ici ne porte nullement sur les idées, mais sur les traits et sur les vêtemens.

Les adversaires de l’anachronisme répondront peut-être : soit, l’on n’a guère le droit de taxer nos peintres de sacrilège, mais on peut les condamner pour affectation. S’ils n’ont pas défiguré l’Evangile comme les auteurs dramatiques, il y a du moins en eux une