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du grand art religieux. Crier au sacrilège, à la profanation, devant leurs tentatives est peut-être bien aventureux, et, de même que Montaigne s’égayait à voir des gens « s’eschaulder » à donner sur son nez des « nazardes » à Plutarque ou à Sénèque, ces messieurs pourraient rire de nous entendre bâtonner, sur leurs dos, les maîtres du passé pour lesquels on professe le plus d’admiration. — Et d’abord. les mots de sacrilège et de profanation sont bien gros, car si l’anachronisme contemporain froisse en nous quelque chose, il n’est pas démontré que ce soit le sentiment religieux. Non seulement les âmes ferventes excusent et admirent l’anachronisme chez les anciens préraphaélites, mais il n’est pas rare de trouver en elles un vague désir de voir refleurir ces traditions perdues. « On s’est offensé, dit M. l’abbé Hurel, d’anachronismes consistant à introduire dans une même scène, sur la terre, des saints et des saintes qui ne sont vus qu’au ciel, ou à donner pour témoins à un fait de l’histoire religieuse des personnages qu’un intervalle de siècles sépare de ce fait… Nous ne saurions être fort sensibles aux scrupules de nos synchronistes à cet égard… Cette suppression de la distance naturelle des lieux et des temps semble exprimer d’une touchante façon la grande fraternité humaine et la communion profonde de tous les membres de la famille chrétienne. Donc il ne faut pas craindre un peu d’archaïsme dans ce sens[1]. » Un autre dévot d’iconographie chrétienne, citant un vitrail de la cathédrale de Cantorbéry où le roi Henri II, nu et à genoux pour être flagellé comme pénitence du meurtre de saint Thomas, n’en porte pas moins une couronne d’or, ajoute : « Le même artiste, s’il lui avait été possible de représenter le supplice de Louis XVI, l’aurait sans doute fait monter sur l’échafaud la couronne en tête, » et conclut : « Nous ne voulons pas condamner nécessairement comme anachronisme tout costume employé avec une semblable signification par-delà les temps où l’on sait qu’il a été réellement en usage[2]. »

Si l’on veut, du même coup, faire le procès des peintres qui figurent le Christ au milieu d’un auditoire en vestons et des auteurs dramatiques qui l’ont, en ces dernières années, incarné sous les traits de nos acteurs à la mode, et dire que chez les uns et les autres l’insuccès a tenu à la même cause qui est le froissement du sentiment religieux, c’est aller un peu vite en besogne. Il est bien vrai que le Christ au théâtre a généralement déplu, il est vrai que le Christ contemporain au Salon a déplu aussi, mais des effets semblables n’appartiennent pas nécessairement à la même cause. Ce qui a choqué les croyans, dans les drames sacrés, et non seulement les chrétiens de raison, mais aussi les chrétiens de cœur,

  1. L’Art religieux contemporain, 1868.
  2. Guide de l’Art chrétien, par le comte de Grimoüard de Saint-Laurent.