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d’expérimenter quelque poudre sans fumée, l’air grave et doux des pèlerins du Tannhäuser


II

En bien des choses, le passé est l’excuse du présent. Si extraordinaires que nous paraissent les anachronismes du peintre de Munich et de ses émules, ils ne passent point en étrangeté ceux des maîtres anciens. Certes les visiteurs du Salon de 1891 furent surpris de voir crucifier Jésus sur la Butte Montmartre, mais les amateurs de causes célèbres que leurs loisirs appellent à la première chambre de la Cour, au Palais, ne seront pas médiocrement étonnés si, regardant attentivement, le tableau de la Passion qui en fait l’ornement et qui remonte au XVe siècle, ils prennent garde que le Christ expire sur les bords de la Seine entre l’hôtel de Nesles et le Louvre. On a trouvé déplaisant que M. Skredsvig fil voiturer dans une brouette les malades qu’on amène au « Fils de l’Homme » ; mais qu’on feuillette les eaux-fortes de Rembrandt : la brouette y sert au même usage, sans soulever de protestation. On a dit qu’il était choquant de soupçonner dans la Madeleine de M. Béraud, en robe de bal, un type contemporain de demi-mondaine ; mais ne l’était-il pas extrêmement pour les habitans de Mayence, au XVIe siècle, de reconnaître dans la sainte Madeleine nimbée, qui se tenait sur l’autel d’une église de Halle, la maîtresse de leur archevêque, le prince Albert de Brandebourg, la fille du boulanger Reidiger, qu’ils avaient tous rencontrée dans la rue[1] ? Et si l’on pense qu’au moins la figure du Christ échappait à cette manie de modernisation outrée, et que dans leurs plus regrettables travestissemens, les anciens lui conservaient toujours la robe longue, le vestis talaris qui l’isolait de leurs contemporains, qu’on regarde parmi les gravures de Breughel le Vieux, celle qui est intitulée Euntes in Emmaüs, et l’on verra un Christ s’en allant, entre deux pèlerins, la canne à la main, en culottes courtes, avec des bas mi-partis, un petit mantelet et, pour qu’on ne puisse s’y tromper, une auréole autour de son chapeau de feutre, — ce même feutre où les truands de Téniers accrochent leur pipe… Que l’on ne croie pas ces exemples laborieusement exhumés de l’œuvre des artistes qu’on a coutume d’admirer ! Ils pullulent dans l’ancienne peinture religieuse. Chez Memling, par exemple, les paysages de Borne sont des vues prises à Bâle et à

  1. Volet d’un panneau de Mathias Grünewald, commando par le cardinal Albert de Brandebourg lui-même, autrefois à l’église collégiale de Saint-Maurice et Madeleine à Halle, puis à Aschaffenbourg ; aujourd’hui à la Pinacothèque de Munich, salle III.