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le monde entier, on travaille à reconstituer les scènes de l’antiquité, à en préciser les costumes, à en épeler les langages. Nos musées se remplissent de figures ethnographiques, nos bibliothèques, de gros livres écrits de droite à gauche, les devantures mêmes de photographies des lieux saints. Des artistes comme M. Alma Tadéma poussent l’ardeur de la résurrection si loin qu’ils vivent dans leur œuvre, habitant des sortes de maisons antiques où tout leur rappelle la vie d’un contemporain de Tibère. D’autres comme M. Vereschaguine vont planter leur parasol sur les bords du lac de Tibériade pour saisir les flots scintillans où se refléta la robe sans couture du Christ. L’an dernier, les gazettes de Londres racontaient l’odyssée, de M. Schmalz qui, pour peindre son Retour du calvaire, a passé des mois en Terre-Sainte ; et a célébré ; le premier anniversaire de son mariage à Cana, afin d’y mieux interroger le passé. La locomotive siffle parmi les hautes herbes de Saron et réveille les échos d’Emmaüs. L’épigraphie entasse ses découvertes, répand ses enseignemens… Rien de tout cela ne pénètre dans la grande maison triste de la Tberesienstrasse : pas un costume, pas une chlamyde, pas un alabastrum… Pourquoi faire ? Puisqu’il passe encore dans la rue des pauvres qui rêvent d’un avenir d’égalité, de bonheur, voilà les disciples du Christ. Puisqu’il y a encore dans les somptueux hôtels de Carolincuplatz des riches satisfaits d’eux-mêmes et de leur haute morale égoïste, voilà les Pharisiens. Quant au Christ lui-même, pourquoi demander à ceux qui ont vécu jadis quel costume il revêtait, quelle langue il parlait, quelle démarche était la sienne ? Pour quoi fouiller la ferre, gratter les inscriptions, déranger les bandelettes, balayer les poussières ? Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Entendez plutôt ce mendiant qui frappe à votre porte et prenez garde que ce ne soit justement lui, ce Dieu caché ! Rappelez-vous donc la scène que les religieux du moyen âge peignaient au-dessus de la porte de leur couvent : Deux moines accueillent, en l’embrassant, un pauvre pèlerin qui passe, et il se trouve que ce pèlerin est Jésus-Christ. — M. Fritz de Ulule n’est pas plus difficile que les moines au moyen âge : il voit le Christ dans le premier misérable venu et le prend pour modèle. Gravement, silencieusement, comme un somnambule marche vers le vide, il chemine dans son anachronisme jusque vers les dernières conséquences. On demeure charmé par cette peinture claire, fine, sobre, vivante, choqué par ces vêtemens modernes, stupéfait de tant d’archaïsme et d’intime poésie. Et, comme pour augmenter la contradiction des sentimens qu’on éprouve, il n’est pas rare, si l’on sort de l’atelier par une belle soirée d’août, d’entendre s’élever de la cour des casernes où l’on vient