Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressorts, les apparences les plus fugitives et, si grand soit-il, il n’échappe guère à cette loi. Fromentin dit de llubens : « Tout homme, toute femme qui n’a pas vécu devant lui (Fromentin ne dit pas : qui n’a pas pose, mais qui n’a\ pas vécu) sont d’avance des figures manquées. Voilà pourquoi ses personnages évangé-liques sont plus humanisés qu’on m ; le voudrai ![1].. » — Il n’y a donc qu’un parti à prendre’pour un réaliste, s’il tient à représenter une scène du Nouveau Testament : la faire jouer par des personnages qui vivent devant lui, sous les costumes dont il sait le mieux le port, les plis, les cassures, les grimaces. On en arrive à cette conclusion radicale, et certains critiques ont si peu hésité à l’adopter qu’un d’eux écrivait, il y a six ans : « L’artiste vraiment moderne, le grand peintre d’histoire est celui qui osera crucifier le Christ sur nos places publiques au milieu des gendarmes, des soldats de la ligne et d’un peuple en redingote[2]. » Voilà, ne semble-t-il pas, l’anachronisme dûment prophétisé et par avance applaudi. Voilà le goût de la modernité réaliste s’unissant à toutes les autres influences que nous avons cru démêler : réaction contre l’engouement archéologique, renaissance mystique, socialisme chrétien, pour pousser l’art religieux dans cette voie. Examinons, maintenant, comment ces rêves et ces tendances ont pris corps, se sont réalisés, et pour cela jetons un coup d’œil sur le berceau qui les a vus naître et grandir.

Voici longtemps déjà que dans la partie la plus retirée de Munich, au bout de la Theresienstrasse, parmi des jardins verts et tranquilles, non loin des champs de manœuvres, le créateur de ce genre étrange rêve et travaille silencieusement. C’est un ancien soldat qui a fait campagne à la tête de son escadron. Vers le milieu de sa vie, il laissa les armées allemandes continuer leur brutale épopée et se mit à peindre… Quoi donc ? Lorsqu’on entre dans son atelier largement éclairé, à la moderne, on croit y trouver la contre-partie des souvenirs de Neuville et de Détaille ; on s’attend à un immense arsenal d’armures, d’épées, de tambours, d’étendards, a des pochades de uhlans chargeant la lance en arrêt, de chevaux démontés battant l’air, de têtes poméraniennes ou saxonnes enflammées par la joie de la lutte, les veines gonflées par les cris hoch ! hoch ! du triomphateur, puis des horizons rouges d’incendies ; on pense aux tueries de Lagny, de Bazeilles, mais non… Dans l’atelier presque vide les rares esquisses qui apparaissent çà et là prêchent la paix, le désarmement, la concorde universelle, la charité. — Laissez venir à moi les petits enfans — Le Sermon sur la

  1. Les Maîtres d’autrefois.
  2. Camille Lemonnier, les Peintres de la vie, Stevens.