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Mais je dirai que, quand la maison de Bourbon en honore une autre de son alliance, il vaut mieux que ce soit une maison qui s’en tienne pour honorée que celle qui prétendrait à l’égalité, en croyant que la noblesse et l’antiquité d’origine peuvent être compensées par l’étendue des possessions. Des quatre sieurs de la grande-duchesse Anne, l’une avait épousé un archiduc et les trois autres de petits princes allemands.

La Russie, qui n’a pu placer aucune de ses princesses sur aucun trône, en verra-t-elle une appelée à celui de France ? Une telle perspective serait, j’ose le dire, une trop grande fortune pour elle, et je n’aimerais point que M. le duc de Berry se trouvât, de la sorte dans des rapports de parenté fort étroits avec une foule de princes placés dans les dernières divisions de la souveraineté.

La Russie, en établissant ses princesses comme elle l’a fait, a voulu surtout se ménager des prétextes et des moyens d’intervenir dans les affaires de l’Europe, à laquelle elle était presque inconnue il y a un siècle. Les effets de son intervention ont assez fait sentir les dangers de son influence. Or, combien cette influence ne serait-elle pas accrue, si une princesse russe était appelée à monter sur le trône de France ?

Une alliance de famille n’est pas, je le sais, une alliance politique, et l’une ne mène pas nécessairement à l’autre. Le mariage projeté ne ferait sûrement pas que la France favorisât les vues ambitieuses et les idées révolutionnaires dont l’empereur Alexandre est plein, et qu’il cherche à voilée sous le nom spécieux d’idées libérales. Mais comment empêcher que d’autres puissances n’en prissent une opinion différente, n’en conçussent de la défiance, que cela n’affaiblît les liens qu’elles auraient avec nous, ou ne les détournât d’en former, et que la Russie n’en tirât parti pour l’accomplissement de ses vues ?

Telles sont, Sire, les objections dont le mariage de M. le duc de Berry avec la grande-duchesse m’a paru susceptible. J’ai dû les exposer sans réserve à Votre Majesté, mais je ne les ai point exagérées. Votre Majesté jugera dans sa sagesse si elles ont tout le poids qu’elles me semblent avoir.

J’ajouterai qu’il me paraîtrait conforme à la grandeur de la maison de Bourbon, surtout à l’époque où toutes ses branches, battues par une même tempête, ont été relevées en même temps, de ne chercher que dans son sein les moyens de se perpétuer. J’entends parler avec beaucoup d’éloges d’une jeune princesse de Sicile, fille du prince royal. Le Portugal, la Toscane, la Saxe en offrent d’autres, entre lesquelles Votre Majesté pourrait faire un choix. J’ai l’honneur d’en joindre ici la liste.

Si l’impossibilité de s’entendre sur le point de la religion faisait échouer la négociation du mariage avec la grande-duchesse, ou si Votre Majesté jugeait convenable d’y renoncer, je la supplierais de vouloir bien ménager les choses de telle sorte que cette affaire ne fût décidée sans retour que lorsque nous aurons terminé celles qui nous occupent ici ; car, si l’empereur Alexandre nous a montré si peu de bonne volonté, malgré l’espérance d’un tel établissement pour sa sœur, toute flatteuse que cette espérance est pour lui, à quoi ne devrions-nous pas nous attendre de sa part, une fois qu’il l’aurait perdue ?

Je suis, etc.[1].


Jamais courtisan n’a plus abusé de la flatterie, au risque des conséquences les plus désastreuses. Toutes ses assertions, ses

  1. Cf. Pallain, p. 241 et Mémoires de Talleyrand. III. p. 32.