Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a huit mois, lorsque, au milieu de la joie qu’excitait le présent et des heureuses espérances que l’on aimait à concevoir pour l’avenir, il était néanmoins impossible de l’envisager avec cette sécurité qui n’est troublée par aucune crainte, une alliance de famille avec la Russie pouvait paraître et me parut à moi-même offrir des avantages, dont l’utilité devait l’emporter sur des considérations que, dans une autre situation des affaires, j’aurais mises au premier rang et regardées comme décisives.

Mais aujourd’hui que la Providence a pris soin d’affermir elle-même le trône qu’elle a miraculeusement relevé, aujourd’hui qu’il est environné et, gardé par la vénération et l’amour des peuples ; maintenant que la coalition est dissoute, que la France n’a plus besoin de compter sur des secours étrangers, et que c’est d’elle au contraire que les autres puissances en attendent, Votre Majesté, dans le choix qu’elle fera, n’a plus à sacrifier à la nécessité des conjonctures aucune des convenances essentielles à ce genre d’alliances, et peut ne consulter qu’elles.

La grande-duchesse Anne passe pour être, des cinq filles de l’empereur Paul, celle à qui la nature a donné le plus de beauté, qualité très précieuse et très désirable dans une princesse que le cours des événemens peut appeler à monter sur le trône de France, car aucun peuple n’éprouve autant que les Français le besoin de pouvoir dire des princes auxquels ils sont soumis :


Le monde, en les voyant, reconnaîtrait ses maîtres.


La grande-duchesse paraît avoir été élevée avec beaucoup de soin. Aux avantages de la figure elle joint, à ce que l’on dit, la bonté. Elle a vingt et un ans : ce qui fait que l’on n’aurait point à craindre pour elle les suites souvent funestes d’un mariage trop précoce. Elle avait été destinée au duc actuellement régnant, de Saxe-Cobourg, avant que Bonaparte l’eût demandée. Il n’a tenu qu’à celui-ci de l’épouser ; car il est certain que l’on ne demandait pas mieux que de la lui donner s’il eût pu et voulu attendre. Je ne sais si de ces deux circonstances on pourrait tirer une sorte d’objection contre l’union de cette princesse avec M. le duc de Berry, mais je dois dire que j’aimerais beaucoup mieux qu’elles n’eussent point existé, si le mariage devait se faire. Mais, en considérant quel fut l’état des facultés intellectuelles chez Pierre III, aïeul de la grande-duchesse, et, chez Paul Ier, son père, conduit par les exemples du feu roi de Danemark, du duc actuellement régnant d’Oldenbourg, et du malheureux Gustave IV, à regarder cette déplorable infirmité comme un funeste apanage de la maison de Holstein, je ne puis me défendre d’appréhender qu’elle ne fût transportée, par le mariage, dans la maison de France et peut-être à l’héritier du trône.

La nécessité où serait la grande-duchesse, non pas de changer de religion, mais d’en changer de telle sorte qu’il paraîtrait impossible d’attribuer son changement à d’autres motifs que des motifs purement politiques, fournirait une objection qui ne me paraît pas sans force ; car cela tendrait inévitablement à favoriser parmi les peuples ce sentiment d’indifférence religieuse qui est la maladie des temps où nous vivons.

Le mariage ne liant pas seulement ceux qui le contractent, mais aussi leurs familles, les convenances entre celles-ci doivent être comptées en première ligne, même dans les mariages des particuliers, à plus forte raison dans ceux des rois ou des princes qui peuvent être appelés à le devenir. Que la maison de Bourbon s’allie avec des maisons qui lui soient inférieures, c’est une nécessité pour elle, puisque l’Europe n’en offre point qui lui soient égales. Je n’objecterai donc point que la maison de Holstein, quoique occupant les trois trônes du Nord, est comparativement nouvelle entre les rois.