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fondement ; le monde politique ne saurait y bâtir que pour sa ruine. Enfin il terminait par cette phrase, sur le trouble que l’Allemagne ressentirait si on se permettait une si odieuse spoliation : « La France resterait-elle spectatrice tranquille de ces désordres ? Il est plutôt à croire qu’elle en profiterait, et peut-être ferait-elle sagement. »

Un tel langage n’était certainement pas sans hardiesse et sans énergie. Quand M. de Talleyrand était arrivé à Vienne, on était loin de penser qu’il se trouverait en état de le tenir au bout de deux mois. Il demanda sans détours, dans le comité du 8, où il parvint à faire poser la question de la Pologne, que toute l’ancienne Prusse méridionale jusqu’à la Vistule fût rendue au roi de Prusse. C’était l’attaque la plus directe contre la Russie. L’Autriche, de son côté, ne voyait pas de sûreté pour la Galicie si elle n’obtenait pas Cracovie et le cercle de Zamosc jusqu’à la Neva. Elle soutenait aussi que la Prusse devait posséder Thorn et aller au moins jusqu’à la ligne de la Wartha.

L’empereur Alexandre voyait donc ses prétentions sur la Pologne contestées ; il était seul avec la Prusse contre tous, car les puissances de second ordre de l’Allemagne s’intéressaient naturellement à la Saxe. Elles désiraient que l’exemple d’un pareil envahissement par les plus forts ne fût pas donné de nouveau aux dépens et aux risques des plus faibles.

Je ne saurais entrer dans le détail de tous les pourparlers, de tous les incidens diplomatiques qui remplirent les trois mois suivans. Je dois me borner à dire que M. de Talleyrand y joua constamment le premier rôle et. que le changement fort brillant qui en résulta dans sa situation et qui lui fit, aux yeux du plus grand nombre, un honneur infini, rehaussa beaucoup sa réputation de capacité. Mais j’estime que, sans s’arrêter aux opinions généralement acceptées, nous devons dire ce que nous croyons être la vérité, afin de mettre ceux qui viendront après nous au-dessus des illusions dont les contemporains ne peuvent quelquefois se défendre. Il importe de leur fournir le moyen de rendre leurs jugemens avec impartialité. Je dirai donc toute ma pensée sur le parti auquel M. de Talleyrand s’est alors arrêté, qui lui a valu tant de succès, et dont je l’ai vu si lier. Je montrerai où ce parti l’a conduit, quels périlleux engagemens il a été forcé de prendre, comment il s’est vu, pour être conséquent, obligé de donner au souverain qu’il représentait, avec les plus fausses idées, les plus funestes conseils.