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juridiction qu’avaient voulu s’attribuer les quatre cours dites alliées. Cette déclaration portait qu’après avoir mûrement réfléchi sur la situation dans laquelle ils se trouvaient et sur les devoirs qui leur étaient imposés, les plénipotentiaires soussignés avaient reconnu qu’ils ne pouvaient mieux les remplir qu’en établissant d’abord des communications confidentielles entre les plénipotentiaires de toutes les puissances, en suspendant leur réunion générale jusqu’à l’époque où les questions qu’on devait traiter seraient parvenues à un point de maturité suffisante.

L’ouverture réelle du congrès était donc renvoyée au 1er novembre. Ce délai ainsi motivé ne pouvait être que favorable aux vues de M. de Talleyrand, auquel il donnait le temps de mieux sonder le terrain, de travailler à se former des liaisons et d’étudier les moyens de faire prévaloir le système auquel il s’était arrêté. Mais comment avait-il pu obtenir si promptement cette première concession ? En voici l’explication. Malgré leur union apparente, les quatre cours n’étaient d’accord que sur un seul point : le désir de concentrer entre leurs mains la direction des affaires ; surtout de ne laisser prendre à la France que la moindre part possible. La France, malgré ses revers, malgré tout ce qui lui avait été enlevé, était restée le constant objet de leur jalousie et de leur méfiance ; se préserver d’elle, la renfermer dans les limites les plus étroites, était leur constante préoccupation. L’empereur Alexandre, excité par les mécontentemens qu’il avait éprouvés avant de quitter la France, et pénétré des idées que sa conversation avec M. de Talleyrand a dû faire connaître, partageait les préventions de ses alliés. Mais, en dehors de ce point de vue commun, les vues et les prétentions de chaque puissance étaient fort différentes. Une divergence très sérieuse existait sur la question la plus importante de toutes celles que le congrès avait à décider, et il était impossible qu’elle ne fût pas bientôt pénétrée. Dans cette question, la Russie et la Prusse marchaient ensemble. L’Autriche et l’Angleterre ne leur rompaient pas, dans le premier moment, en visière ; mais les jalousies de ces deux puissances contre la Russie ne tardèrent pas à faire éclater leur opposition. Cette opposition pouvait, par la suite, aller jusqu’à une rupture ouverte, si une influence considérable n’intervenait pas pour forcer l’une ou l’autre partie soit à céder, soit au moins à discuter avec le désir de s’entendre. Quelle pouvait être cette influence, sinon celle de la France ? M. de Talleyrand, en suggérant cette idée, en la ménageant avec art, ne devait-il pas bientôt être recherché par ceux mêmes qui avaient paru le plus disposés à l’écarter ? Mais alors il aurait à se prononcer nettement entre les systèmes différens qui