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jusqu’à partager l’opinion de ceux qui, mécontens de ne pas rencontrer chez lui plus de détails sur l’Afrique et les Africains, l’accusent d’être un historien incomplet, de se tenir à la surface des événemens, de n’approfondir assez ni les choses ni les hommes[1]. Il y a quelque injustice dans ces reproches ; si le livre de Salluste ne nous satisfait pas entièrement, ce n’est pas à lui seul qu’il faut nous prendre de nos mécomptes, c’est à nous aussi : pourquoi lui demandons-nous ce qu’il n’avait pas l’intention de faire ?

Ce livre, ne l’oublions pas, est un pamphlet politique au moins autant qu’une histoire. L’auteur a la franchise de nous en prévenir dès le début : « il s’est décidé, nous dit-il, à raconter cette guerre, d’abord parce qu’elle a été importante, difficile, mêlée de succès et de revers, puis parce qu’elle a donné pour la première fois au peuple l’occasion de s’opposer à l’insolence des nobles ; » et soyons sûrs que cette dernière raison était pour lui la principale. Quand il composa son livre, les guerres civiles venaient de finir, et la société, violemment secouée, commençait à se rasseoir. Salluste, comme tout le monde, était fort revenu de sa passion et de ses illusions d’autrefois. Il trouvait que la démocratie, pour laquelle il s’était donné tant de peine, l’avait mal payé de ses services ; aussi la juge-t-il sans ménagement. Mais la sévérité avec laquelle il traite les démocrates ne l’a pas rendu plus favorable pour les nobles. Dans ce dégoût général qu’il éprouve pour tous les partis et, pour tous les chefs, et qui est le fond de sa politique, il surnage une rancune particulière contre ces grands seigneurs dont il a souffert toute sa vie ; et, comme il voit l’opinion publique, ramenée par les malheurs présens au regret du passé, leur devenir plus indulgente, il veut combattre cette tendance en étalant toutes les fautes qu’ils ont commises pendant qu’ils étaient les maîtres ; or jamais ces fautes n’ont été plus visibles, jamais les nobles ne se sont montrés aussi avides, aussi malhonnêtes, aussi incapables, que pendant la guerre contre Jugurtha ; et voilà précisément pourquoi il a tenu à la raconter.

Si tel était son dessein, on comprend qu’il ait eu moins de souci de décrire les lieux que de juger les hommes. Les événemens qu’il raconte ne sont pour lui qu’une occasion de nous faire connaître la médiocrité ou la vénalité des gens qui gouvernent. En réalité, Rome le préoccupe plus que l’Afrique ; de Vaga, de Suthul ou de Sicca, il a les yeux fixés sur le Sénat et sur le Forum ; ce qui s’y fait est son sujet véritable.

  1. C’est ce que lui reproche notamment Ihne dans son Histoire romaine.