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employaient une autre. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un patois formé de la corruption de divers idiomes, mais une langue véritable, qui a ses lois et son existence propre. Après l’avoir longtemps ignorée, nous lui avons enfin rendu ses droits, et nos instituteurs l’enseignent avec l’arabe dans les écoles de la Kabylie. Mais voici ce qui a fort augmenté la surprise : cette langue, que nous retrouvions vivante sur le Djurjura, elle est parlée aussi dans les villages de l’Aurès. On peut le comprendre après tout, car tout prouve que le Kabyle et le Chaouia sont frères. Mais aurait-on soupçonné qu’on s’en servît aussi chez les Touaregs, qui ressemblent si peu aux Kabyles, et dans les tribus du Maroc ? En réalité, elle est employée, avec quelques différences de vocabulaire et de prononciation, dans toute l’étendue du Sahara, sur les bords du Niger, et presque jusqu’au Sénégal, par les tribus qui se ressemblent le moins entre elles, et dont il paraît le plus impossible de dire qu’elles appartiennent à une même race.

De ces faits contradictoires que devons-nous conclure ? Il se peut sans doute que le fond de ce peuple se compose d’élémens d’origine diverse ; que, primitivement, à des époques antérieures à l’histoire, l’Afrique ait été occupée par des hordes venues du nord et du midi ; que, comme on l’a prétendu, les gens au type blond appartiennent aux races aryennes et soient arrivés de l’Occident par le détroit de Gadès[1], pendant que les bruns venaient de l’Egypte par la Tripolitaine ou du Soudan par le Sahara ; toujours est-il qu’à un moment donné ; ces hordes ont dû se fondre ensemble, et qu’elles ont longtemps vécu d’une même vie. S’il est vrai, comme le dit un poète du Ve siècle, que ce qui fait une nation, c’est une langue commune (gentem lingua facit), il faut reconnaître que tous ces gens qui s’entendent, quand ils se parlent, ont dû former un même peuple.

Cette langue, non seulement on la parle, mais on l’écrit ; elle possède même un avantage qui manque à des idiomes plus importans : tandis que les nations aryennes se sont contentées d’emprunter leurs lettres à l’alphabet phénicien, les indigènes de l’Afrique ont créé, on ne sait comment, un système d’écriture qui leur appartient, et ne se retrouve pas ailleurs[2]. C’est ce qu’on appelle l’alphabet libyque, qui a été de nos jours l’objet d’études savantes.

  1. C’est à peu près ce que dit le roi Hiempsal, dans le passage cité plus haut de Salluste, quand il raconte que les Maures et les Numides sont venus d’Espagne en Afrique, après la dispersion de l’armée d’Hercule.
  2. On trouvera un spécimen de l’écriture berbère et un aperçu des tentatives qui ont été faites pour la déchiffrer dans le livre de M. Philippe Berger sur l’Histoire de l’écriture dans l’antiquité, p. 324 et sq.