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avec la liberté morale, mais qu’il en est le contre-pied, » en vérité, c’est s’en faire un fantôme qu’il est trop facile de renverser. Ne brouillons point le sens des mots. Être libre, en bon français, c’est avoir quelque pouvoir sur soi. Que ce pouvoir soit variable, qu’il diffère d’un homme à un autre homme et, chez le même homme, selon les temps, c’est ce que personne, jamais, n’a sérieusement nié. Nous n’en demandons pas davantage, ni M. Payot non plus, et nous sommes d’accord avec lui. Au lieu de tonner contre le libre arbitre, il eût mieux fait d’expliquer un peu plus amplement en quoi le « déterminisme » diffère du « fatalisme ». Car c’est une confusion que l’on commet encore tous les jours, et celle-ci, je la crois avec lui tout à fait « désastreuse ».

Nous ne saurions entrer ici dans le détail des conseils qu’il donne pour arriver à cette « maîtrise de soi », qu’il regarde avec raison comme l’objet de l’éducation de la volonté. S’ils ne sont pas toujours très neufs, nous nous contenterons de dire que la manière dont il a su plus d’une fois les présenter les renouvelle. M. Payot est professeur. Tant de professeurs, — parmi lesquels j’en citerais d’éminens, — ont conseillé à la jeunesse de « s’amuser », qu’on est bien aise d’en entendre un lui dire que ses divertissemens sont ses pires ennemis. La vraie force est de savoir ne pas s’amuser. Et, à cette occasion, pourquoi ne louerais-je pas l’auteur de l’Éducation de la Volonté d’avoir bravement repris à son compte les curieuses paroles de Manzoni, citées ici même par M. Édouard Rod : « Je suis de ceux qui disent qu’on ne doit pas parler amour de manière à incliner l’âme des lecteurs vers cette passion… L’amour est nécessaire dans ce monde, mais il y en aura toujours assez : il n’est donc pas vraiment utile qu’on se donne la peine de le cultiver, car, en voulant le cultiver, on ne fait pas autre chose que de le provoquer où il n’y en a pas besoin[1] ? » Carlyle a dit plus brutalement : « À vrai dire, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, et encore bien moins d’en ouvrir la bouche. » Mais peut-être que nous ne sommes pas une « époque héroïque ».

N’est-il pas bon encore de rappeler aux jeunes gens, puisque c’est surtout à eux que ce livre s’adresse, que, « si nous avons eu le grand bonheur de pouvoir atteindre à la vie de l’intelligence, cette aristocratie que nous confère l’instruction est aussi mortellement haïssable que l’aristocratie de l’argent, si nous ne nous faisons pas pardonner notre supériorité intellectuelle par la supériorité de notre vie morale ? » L’expression est un peu vive, ou plutôt un peu déclamatoire, mais je ne trouve pas l’avertissement inutile. Il faut savoir que l’instruction toute seule, — qui n’est malheureusement pas, et on le sait assez, une promesse ou

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1893.