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ont vécu comme lui dans les privations et le dépouillement ; mais ce qui le distingue entre tous, c’est que lui seul a aimé passionnément la pauvreté, et qu’il en fit ses délices. Peu de temps avant sa conversion, ses amis, le trouvant agité et rêveur, lui dirent un jour : « Ah ! vous êtes amoureux, vous songez à prendre femme. — Vous l’avez dit, avait-il répondu, et la femme que je dois épouser est la plus noble, la plus riche, la plus belle que vous ayez jamais vue. » Cette femme aussi riche que belle était « Madame la Pauvreté, » et les sentimens qu’elle lui inspirait étaient ceux qu’éprouve un chevalier pour la dame de ses pensées.

Il avait plus d’une raison pour se dévouer à son service. Il pensait que les disciples d’un Dieu qui a souffert doivent apprendre à souffrir comme lui. Son frère Angelo, qui ne croyait pas à sa mission, l’ayant aperçu un jour grelottant dans son habit d’ermite, dit à l’ami qui l’accompagnait : « Prie donc François de te vendre pour quelques sous de sueur ! — Oh ! je la vendrai à Dieu plus cher que cela ! » répliqua-t-il vivement. Il disait aussi : « Veux-tu gagner le ciel ? On y monte plus vite d’une chaumière que d’un palais. » Mais il aurait dû ajouter que ce qu’il cherchait et trouvait dans la pauvreté absolue, c’était la paix et le bonheur. Il persuadait sans peine à ses disciples que les austérités ascétiques et la mortification sont le meilleur moyen de s’assurer une immortalité bienheureuse ; mais il tâchait en vain de les convaincre qu’il n’est rien de tel pour se rendre heureux ici-bas. Il avait connu le monde, ses assujettissemens et ses charges, et le monde lui apparaissait comme une prison, son dénûment volontaire comme une délivrance. Il a porté jusqu’à la haine le dégoût de la propriété. Il avait découvert qu’elle est une servitude, que, pour s’appartenir, il faut ne rien avoir, et qu’on jouit de tout quand on ne possède rien. Voilà vraiment ce qui fit de lui un homme unique.

Entre Chiusi et Radicofani, à une heure de marche du village de Sartiano, dans une cabane qu’on lui avait préparée, il fut en proie toute une nuit, c’est Celano qui le raconte, aux plus violens combats intérieurs. Des doutes lui étaient venus. Quel est le saint qui n’ait jamais douté de lui-même ? Il se demandait s’il n’avait pas exagéré l’ascétisme, si c’était bien Dieu qui lui avait conseillé de préférer la croix et sa folie aux innocentes douceurs de la vie de famille. On était en hiver ; il sortit, ramassa la neige à pleines mains et en fit sept figurines, qu’il considéra longtemps : « Regarde bien, se disait-il, cette grande, c’est ta femme ; ces deux-ci sont tes fils, ces deux-là sont tes filles, et les deux autres le domestique et la servante, car il faut cela pour les besoins d’une maison. Allons, travaille, il faut les vêtir tous, ils meurent de froid. » Cette vision le consola, il rentra dans sa cabane fermement convaincu qu’il avait choisi la bonne part, qu’il avait