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M. Sabatier déteste les vaines fictions. L’idée maîtresse de son livre est que les hommes d’Église, ont beau prodiguer aux saints leurs respects et leurs hommages, il y a presque toujours entre eux un antagonisme secret ou déclaré. Le prophète, l’inspiré, le nabi donne fatalement de l’ombrage au prêtre, dont ce révolutionnaire trouble la quiétude et amoindrit l’autorité. Le prêtre se voit-il vaincu par le prophète, il recourt à la ruse : « Il le prend sous sa protection, il jette sur ses épaules la chasuble sacerdotale. Les jours s’écoulent, les années passent, et le moment vient où la foule distraite ne distingue plus entre eux et finit par voir dans les saints une émanation du clergé. » François d’Assise fut le saint par excellence du moyen âge, le pur théodidacte, ne devant rien ni au sacerdoce ni à l’école, et il refusa toujours de recevoir la prêtrise. Rome, qu’il inquiétait, le combla de ses faveurs pour le tenir dans sa dépendance et lui arracher des concessions. Par reconnaissance des bienfaits, il se rendit le prisonnier des politiques qui appliquaient aux choses saintes la sagesse du monde, et ce fut là sa grande douleur. Cette alouette, qui aimait à pointer vers le ciel. n’était pas un oiseau de cage. Telle est la thèse de M. Sabatier, et il produit plus d’une preuve et d’une pièce à l’appui ; mais il importe de ne rien exagérer.

M. Sabatier est le premier à convenir que François fut toujours un fils soumis de l’Église et professa pour les prêtres un profond respect. « Ils sont les pasteurs, disait-il, et ils ont été divinement préposés à la confection et à l’administration des vénérables sacremens… Pour moi, si je rencontrais en même temps un saint descendu du ciel, et un pauvre prêtre, ce serait le prêtre dont j’irais d’abord baiser les mains. Je dirais au saint, fût-ce saint Laurent lui-même : « Permettez, saint Laurent, les mains de cet homme touchent au Verbe de vie, elles ont acquis une dignité plus qu’humaine. » Il a persévéré dans ces sentimens jusqu’à la fin. Peut-être avait-il plus de peine à respecter les théologiens et les docteurs, il les craignait plus qu’il ne les aimait ; il ne laissait pas d’engager ses frères à les considérer, eux aussi, « comme les ministres du grand roi. »

Tour à tour il faisait des concessions ou il opposait aux politiques d’invincibles résistances. Il n’ignorait pas qu’en imposant à ses moines l’observance rigoureuse d’une règle qui les condamnait à la pauvreté absolue, il se condamnait lui-même à passer pour un utopiste, que Rome, tout en le caressant, l’accusait de poursuivre une chimère. On le lui avait fait sentir, on l’engageait à s’en tenir à l’une des règles existantes ; il s’y refusa toujours ; il savait que les demi-pauvres sont souvent plus riches que les riches. En revanche, comme on désirait « qu’il fût du for de l’église, » il consentit à recevoir la tonsure et, par le commandement exprès du Saint-Père, il se laissa ordonner diacre.