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parole à des muets ; il a fait des choses plus étonnantes. L’évêque d’Assise était en guerre avec le podestat de la cité, qu’il avait excommunié et qui, de son côté, avait interdit à ses administrés de rien vendre, de rien acheter aux ecclésiastiques et de conclure aucun marché, avec eux. A la veille de sa mort, François fit chanter devant eux son Cantique du Soleil, et, comme par l’effet d’une douce magie, ces ennemis jurés se tendirent la main en se demandant mutuellement pardon. Il est vrai qu’on ne sait jamais la fin des histoires. Peut-être se brouilla-t-on de nouveau et l’évêque Guido put-il dire comme l’Asmodée de Le Sage : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps nous fûmes ennemis mortels. »

Tout récemment, un pasteur protestant, M. Paul Sabatier, a publié une nouvelle vie de saint François et, si je suis bien informé, il a été récompensé de ses peines en recevant, quoique hérétique, la bénédiction du pape Léon XIII[1]. Ce livre intéressant est le fruit d’un long séjour en Ombrie. L’auteur a visité tous les lieux chers aux vrais Franciscains, Saint-Damien, l’Eglise de la Portioncule, l’Alverne, les Carceri, les déserts où se retirait parfois le saint pour retremper son âme dans la contemplation et oublier un instant les meurtrissures de la vie. Il a visité aussi les bibliothèques, fouillé dans les archives, et s’il n’en a rapporté aucun document nouveau, ses recherches lui ont servi à se faire une idée plus juste des documens connus et du degré de créance qu’il faut leur accorder.

M. Sabatier a pour François d’Assise une admiration aussi vive que l’abbé Le Monnier ; il le considère avec raison comme une des plus grandes figures de l’histoire religieuse de l’humanité, et son enthousiasme pour le maître le rend fort dur pour les disciples infidèles qui ont altéré ses préceptes et enfreint ses défenses. Il a constaté avec déplaisir que la basilique d’Assise, qui fut construite pour recevoir le corps du saint, est occupée aujourd’hui par les Conventuels, qui ont adopté toutes les interprétations et mitigations de la règle. « Ce sont de très honnêtes gens, nous dit-il, qui vivent de leurs rentes. Par un phénomène unique, je crois, dans les annales de l’Église, ils ont poussé la franchise de leur infidélité jusqu’à renoncer à l’habit, au populaire froc brun. Tout de noir vêtus, chaussés et coiffés, plus rien ne les distingue du clergé séculier, sinon une inoffensive petite corde. Pauvre François ! pour qu’il ait la joie de sentir son tombeau frôlé par une robe de bure, il faut que quelque capucin hardi surmonte de bien naturelles répugnances pour venir s’y agenouiller. » C’est le commun destin. Personne ne bâtit ici-bas pour l’éternité, et les espérances des saints sont trompées comme les autres.

  1. Vie de saint François d’Assise, par Paul Sabatier, Paris, 1893, Librairie Fischbacher.