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crayon ; le trait est toujours sûr et riche, mais froid. L’âme est ailleurs, ou plane trop haut[1].


III

Jonas Lie n’est donc point un penseur.

Sa fine nature d’artiste répugnait à étaler, à découvrir, à tenter de guérir les maladies sociales qui agonisaient autour de lui. Il a mieux aimé entrer dans la peau des malades que de les soigner. Il satisfaisait ainsi son goût du pittoresque, de l’inédit ; il exerçait sa rare faculté d’objectivation ; il rassasiait sa curiosité en éveil et toujours affamée. Il a merveilleusement fait son métier de peintre. Mais de philosophe, non pas. Dans aucun de ses romans ne passe ce grand cri douloureux du cœur, cette irrésistible prière à la sereine justice qui plane sur le monde, refuge dernier des vaincus terrestres. A peine s’émeut-il parfois. Il ne se donne pas même la peine de protester ; il constate, curieusement, sans rien vouloir détruire ou réprimer, sans jamais plaider, sans jamais conclure. Sceptique ? Il l’est ; il ne croit qu’à la beauté rare et délicate, faite pour certains seulement. Son œuvre s’adresse aux déliquescent, et sa renommée, universelle dans sa patrie, vient de ce qu’en Norvège les déliquescens ne sont pas rares. Sa nature est trop exclusivement esthétique pour cadrer avec un tempérament vigoureux de lutteur, de dogmatique. Son œil clairvoyant lui a appris qu’en ce monde il est plus d’un point de vue d’où regarder les choses. Aussi laisse-t-il à chacun pleine liberté de les considérer sous l’angle visuel qui lui plaira, Jonston et Bratt, Moïsa Jons, et les autres, tous ont raison, s’ils sont sincères ; ce qui était faux il y a cent ans est vrai aujourd’hui et ne le sera plus dans un siècle, peut-être. C’est le mot d’Ibsen, dans sa lettre à Brandès. Ibsen, pour se faire du moins une certitude, s’accroche à la pierre solide de l’individualisme, contre qui rien ne prévaut ; Lie, comme Platon, dirait volontiers que rien n’est absolument certain au monde, si ce n’est la beauté. Non absolue, non idéale, placée sur un trône où tous également devraient l’adorer, mais subjective, mais réelle, mais aussi variable et personnelle que les sensations qui vous la donnent. A quoi bon discuter ? A quoi bon combattre,

  1. On peut dire qu’à ce point de vue, Lie est le maître de cette nouvelle école de jeunes, très jeunes littérateurs qui s’est récemment formée en Norvège et dont l’idéal est purement plastique. Ils sont las de penser ; la vigueur spéculative de Björnson ou d’Ibsen les effraye un peu ; ils se contentent de revêtir d’une forme raffinée la forte matière qu’ont pétrie les vieux maîtres. Ils lisent Baudelaire, Gautier et pratiquent exclusivement le précepte de l’Art pour l’Art. Leur chef est Wilhelm Krag, un beau garçon de vingt-cinq ans qui a publié déjà plusieurs volumes de vers, non sans mérite. Mais attendons pour les juger !