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existe lui-même. Mais comment l’est-il ? Ibsen, Bjornson pensent la pensée de leurs personnages, Lie sent leurs sensations, comme il sentait les sensations obscures des marins du Finmark. Et l’être qu’il a créé parle pour son propre compte, s’exprime à sa manière, juge d’après les élémens qu’il a recueillis. Le style, seul, décèle le romancier, le style toujours souple et ondoyant, plein de couleurs, de sons et de parfums. Et cette notation des sensations d’hommes transformés, comme écrasés par une société effroyablement compliquée, est aussi parfaite que la notation première des impressions ressenties par des hommes vivant librement au milieu des choses, dans la sereine santé de la nature. Se faire ainsi une âme semblable à toutes ces âmes si différentes, avoir un corps vibrant à l’unisson de tous les corps de l’univers, art merveilleux ! Art du poète au suprême degré ! Art de Jonas Lie ! Ses romans sociaux sont des monographies vivantes de sensations sociales. Mais la réflexion, la pensée vigoureuse, l’idée qui démolit les édifices d’iniquité ? Coordonner les sensations si puissamment rendues, en dégager la substance et construire, dans une œuvre de conclusion, une œuvre maîtresse, humaine au sens absolu du mot, un système en qui germera dans les temps à venir un grain de vérité, c’est l’œuvre du philosophe, plus grand poète encore. Celle-là, Lie n’osa ou ne sut l’aborder.

Aussi bien, cette radicale impuissance est-elle la dominante faiblesse de son talent. Elle se manifeste en tous ses livres. Que, dans la Famille de Gilje et dans les Filles du Commodore il explique en l’excusant l’infamie des parens nécessiteux qui vendent pour une dot leur fille au premier venu et qu’il flétrisse, mais comme un phénomène nécessaire, le sacrifice de l’amour à l’argent, et la misère sociale du mariage de raison ; que, plus tard, dans Un Ménage, il montre comme Ibsen, dans sa Comédie de l’amour, comment une passion, vigoureuse à l’origine, ardente et nourrie d’illusion, s’anéantit sous les coups redoublés de la gêne ; comment dans l’union bourgeoise d’un avocat et d’une fille de famille, après des pertes successives, l’égoïsme des époux, jusqu’alors insoupçonné, grandit et devient tyrannique, et aboutit à cette lutte abominable et journalière qu’est une vie commune en proie au besoin ; qu’enfin, dans Moïsa Jons, il juge la société au point de vue d’une couturière, c’est toujours la même méthode, le même procédé d’artiste sensitif impressionnable, la même faculté de revêtir le corps d’autrui et d’éprouver à sa place ; tout un monde nouveau de sensations inconnues. Ce sont des histoires de cœur, sans doute, mais d’un cœur plus vibrant que spontané ; la chaleur qui l’anime est un peu factice. L’artiste décrit, d’un merveilleux