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Entraînés par leur chimère, les Espagnols passèrent outre ; Cuba ne fut pour eux qu’une étape sur cette route qu’ils croyaient celle de l’Inde, qu’un point de relâche où ravitailler leurs caravelles. Les colons qui s’y fixaient se partagèrent les terres et les Indiens ; ils importèrent du bétail et se livrèrent à l’élevage. Sur les plateaux, ils cultivèrent les céréales : les Indiens défrichaient et plantaient, eux récoltaient et vendaient aux émigrans qui se succédaient, à ceux qui occupaient les côtes du Mexique. Après le bétail et les céréales, vinrent la canne à sucre et le tabac, les cultures de l’avenir ; elles datent de 1580.

Cuba constituait alors une étrange colonie. Encore peu peuplée, elle n’était qu’un lieu de passage ; encore peu connue, sauf sur les côtes, elle n’avait d’autre importance que celle d’un entrepôt de vivres et d’un campement d’aventuriers et de matelots où, du matin au soir, l’orgie régnait en permanence. « Cette île, écrivait Cervantes, est l’asile des débauchés de l’Espagne, le refuge des criminels, le sanctuaire des joueurs et des voleurs, le réceptacle des femmes de mauvaise vie. » Les émigrans ne s’y attardaient pas, elle n’avait rien à leur offrir ; ils se ruaient sur le Mexique et le Pérou, et l’Espagne, que l’or des Incas enrichissait, trouvait dur d’envoyer chaque année 1 600 000 ou 1 800 000 piastres pour subvenir aux dépenses d’une possession onéreuse. Le jour approchait cependant où elle devait récupérer, avec gros intérêts, ce que Cuba lui coûtait, et où la plus pauvre de ses colonies allait devenir la plus riche.

Pour cela, un facteur ethnique nouveau était indispensable. L’Espagne avait, non sans peine et de cruelles mesures de répression, débarrassé sa colonie des élémens dangereux qui y étaient accumulés, mais elle ne les avait remplacés que par des nègres, inhabile qu’elle était à détourner sur Cuba un courant d’émigration qui se portait vers l’Amérique du Sud dont on vantait les richesses. Jusqu’en 1700, la population de l’île se recruta presque uniquement parmi les traînards et les épaves que rejetait ce courant. Les indolens, les découragés se fixaient seuls sur cette terre au doux climat, à la vie paresseuse et facile ; ils y végétaient, moins misérables qu’en Espagne, aussi insoucians et hautains, exploitant le travail des nègres comme leurs prédécesseurs avaient exploité celui des indigènes morts à la peine et dont quelques centaines survivaient seuls. Le peu de commerce qui subsistait se bornait à d’insignifians échanges avec les îles voisines ; l’exportation était nulle depuis que l’Amérique centrale, colonisée et peuplée, pourvoyait à ses propres besoins.

Deux fois depuis un siècle, de 1790 à 1890, Cuba s’est relevée par l’afflux d’un élément étranger, par une impulsion venue du