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Faisant allusion ensuite aux prétendus ordres envoyés par le prince régent pour mettre un terme à ces abus, Junot ne dissimulait point qu’à ses yeux ces directions « si mal suivies n’étaient. données que pour la forme ». Il terminait en invitant le cabinet de Lisbonne, en des termes dont M. d’Araujo ne pouvait méconnaître le sens profond et la suprême gravité, « à prendre en grande considération l’objet de la présente note » et à adopter des mesures décisives « pour que dorénavant aucun acte contraire aux intérêts des puissances alliées (la France et l’Espagne) ne puisse troubler la bonne harmonie désirée par Sa Majesté l’empereur et roi[1] ». A la veille du départ de l’ambassadeur, un tel document présentait l’autorité exceptionnelle d’un de ces conseils qui ne se renouvellent pas et qu’un État ne dédaigne qu’à ses risques et périls.

Le 17 octobre 1805, Junot accréditait M. de Rayneval comme chargé d’affaires ; le 19 il prenait congé du prince régent, et le 20, laissant à Lisbonne sa femme et sa fille, qui devaient revenir à petites journées, il partait à cheval pour Bayonne, d’où il gagna Paris, où il était vers le 10 novembre. Après vingt-quatre heures de repos, il poursuivit sa course à travers l’Allemagne pour rejoindre, aussi rapidement que le permettaient le mauvais état et l’encombrement des routes, l’interruption des relais et les incertitudes de l’itinéraire, le quartier général de l’empereur en Moravie. Le 1er décembre au matin, Napoléon, qui examinait la campagne aux avant-postes, vit de loin dans la poussière une chaise de poste qui venait à fond de train : « En vérité, dit-il, si la chose était possible. je croirais que c’est Junot ! » Et, lorsqu’il le vit entrer : « Pardieu ! s’écria-t-il, il n’y a que toi pour cela ! Arriver la veille d’une grande bataille, faire douze cents lieues, et quitter une ambassade pour le canon ! » Mais Junot avait oublié sa fatigue, et reprenait sur-le-champ ses fonctions de premier aide de camp. Il était d’ailleurs aussitôt payé de ses peines : le lendemain était la journée d’Austerlitz.


XI

Il me paraît bien douteux que Napoléon et M. de Talleyrand aient jamais sérieusement espéré amener par la douceur et le raisonnement le Portugal à rompre avec l’Angleterre. La mission confiée au jeune général improvisé diplomate à Lisbonne n’avait vraisemblablement pour but que de justifier par l’échec d’une

  1. Arch. des Affaires étrangères. Note de Junot à M. d’Araujo, 30 septembre.