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eut beaucoup de peine à garder son équilibre entre ces énormes falbalas et à dessiner ses révérences, mais la cour de Portugal entendait la recevoir avec toute la majestueuse courtoisie dont elle usait autrefois en pareille circonstance. La princesse s’était d’ailleurs couverte de tous les diamans et perles de la couronne, et si Mme Junot fut frappée avant tout de sa laideur, de ses yeux éraillés, de sa peau noire, de sa taille déjetée, elle n’en dut pas moins reconnaître qu’elle avait déployé, en l’honneur de la France, le luxe le plus éblouissant. L’entretien se poursuivit sur le ton le plus affable, et ce fut avec-les apparences d’une vive sympathie que la princesse parla de l’impératrice, de la cour impériale, enfin de tout ce qui pouvait intéresser la jeune ambassadrice[1].

Ces manifestations gracieuses étaient de règle sans doute, mais elles dépassaient sensiblement la mesure des politesses ordinaires ; la cour cherchait à dissimuler ainsi les véritables directions de sa politique : elle prétendait, à force de démonstrations flatteuses et même enthousiastes, donner le change sur ses véritables sentimens et prévenir peut-être des exigences qu’elle pressentait avec effroi. Junot n’était pas homme à se laisser séduire par ce manège : il accepta ces honneurs comme un hommage légitimement dû à son souverain, mais n’en estima pas moins qu’il fallait agir sans retard et voir, conformément à ses instructions, ce qu’on pouvait espérer du Portugal. L’instant était au surplus favorable : Napoléon, qui venait de créer le royaume d’Italie, ceignait à Milan en ce moment même la couronne des rois lombards. Cette nouvelle preuve de la prépondérance impériale en Europe donnait fort à penser au cabinet de Lisbonne ; c’était, il est vrai, avec plus de chaleur que de sincérité qu’il félicitait l’ambassadeur de la nouvelle dignité dont son maître était revêtu ; mais, en fait, cet événement augmentait nos forces et notre prestige. Junot résolut donc de saisir l’occasion, et de présenter sur-le-champ les propositions françaises.

Il eut soin, dans un entretien préliminaire, de les indiquer d’une manière générale à M. d’Araujo pour y préparer l’esprit de ce ministre ; puis il lui adressa, le 3 mai 1805, une note claire et précise : il posait en principe, dans ce document, que le Portugal « par sa situation continentale, devait être l’allié de la France et de l’Espagne ». Il représentait ensuite que la neutralité s’exerçait à l’avantage exclusif de l’Angleterre : « Les ports du royaume, disait-il, sont devenus l’entrepôt des marchandises anglaises… Dernièrement, l’escadre de l’amiral Cochrane est venue prendre des

  1. Voir Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. VI.