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l’empereur subordonnait tout à ses convenances et dictait sa volonté. Il entrait ainsi dans la voie qui devait lui être funeste. On va voir toutefois qu’il était loin d’être aussi décidé qu’il voulait le paraître. Junot était lancé un peu à l’aventure, et ce fut seulement après les éblouissantes campagnes de 1805 et de 1806 que la diplomatie impériale agit en souveraine dans la Péninsule ; elle n’était pas fixée encore à l’époque où nous sommes, et le nouvel ambassadeur répondit parfaitement à sa pensée en se montrant à la fois énergique et mesuré ; les circonstances en effet devaient obliger le cabinet des Tuileries à mettre un certain intervalle entre l’exposé de ses théories politiques et leur application à Lisbonne.


VIII

Rappelons en peu de mots quel était l’état de choses en Portugal au moment où Junot était chargé d’y substituer notre influence à celle de l’Angleterre. Depuis 1792, la reine Dona. Maria étant folle, son fils Jean avait pris le gouvernement avec le titre de prince régent. C’était un homme d’un esprit borné, d’un caractère timide, indolent, ignorant les affaires, livré aux intrigues de cour, et destiné à être toute sa vie le jouet des événemens. Par habitude, par tradition de famille, par un vague instinct de conservation personnelle, il était au fond dévoué au cabinet anglais, auquel il avait été strictement fidèle jusqu’au traité d’Amiens. Comme il ne manquait pas d’un certain bon sens, il jugeait avec raison qu’entre deux adversaires également redoutables la neutralité était pour lui la meilleure des situations ; mais il favorisait incontestablement sous-main les intérêts britanniques.

Physiquement, il était d’une laideur repoussante : « avec un gros ventre, de grosses jambes, une énorme tête surmontée d’une chevelure de nègre qui du reste était bien en harmonie avec ses lèvres épaisses et son nez africain »[1]. Au moral, écrivait Junot à M. de Talleyrand, « c’est un homme faible, soupçonneux, jaloux de son autorité, mais incapable de la faire respecter : il est dominé par les prêtres ; on lui dénonce les abus, mais il n’en corrige aucun ; la peur agit seule sur lui ; par elle, on peut tout obtenir ; comme il nous craint, il nous fait des démonstrations d’amitié, mais il est persuadé que l’Angleterre doit être son alliée naturelle[2]. » Les historiens portugais confirment ce jugement : « Dépourvu des qualités d’un monarque, dit M. de Stella, en défiance contre tous, ce prince infortuné eut toute sa vie les craintes

  1. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V.
  2. Arch. des Affaires étrangères. Junot à Talleyrand, 13 août 1805.