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soin, autant pour exciter son zèle que pour se dispenser d’une réponse directe, de tracer à grands traits le tableau de la puissance de son maître ; il montra l’Italie « entièrement sous sa dépendance », la place d’Alexandrie en état de contenir et d’approvisionner une grande armée et lui donnant « le pouvoir d’entrer en Italie à sa volonté » ; les Suisses et les Hollandais entraînés dans notre orbite, la plupart des princes allemands unis à la France par leur intérêt même, la Prusse liée à nous « par tant de garanties qu’elle ne pouvait se détacher ». Si l’Espagne reste fidèle, dit-il encore, et si le Portugal nous seconde, il n’y a rien à redouter des Russes, malgré leurs menaces, ni de l’Angleterre « qui ne peut faire une guerre continentale », ni de l’Autriche « qui aurait trop de désavantage à recommencer la lutte ». En réalité, cet exposé qui reproduisait la pensée de toute la jeune et enthousiaste génération dont l’empereur était le chef et le héros eût été plus exact un peu plus tard, après Austerlitz et Iéna, mais il contenait dès lors assez de vérités pour impressionner fortement le prince de la Paix et lui faire comprendre la haute valeur de la bienveillance impériale. Junot ne pouvait en dire davantage ; il se résuma en deux mots pratiques : « Faisons d’abord ce qu’il y a à faire aujourd’hui. » Godoï comprit qu’il n’obtiendrait rien de plus, car, dans la troisième conférence, qui eut lieu le lendemain, il ne fut question que de détails secondaires sur les préparatifs maritimes et les caractères généraux de l’alliance franco-espagnole. Le jeune négociateur avait donc parfaitement esquivé une difficulté et réservé toute la liberté d’action de son gouvernement.

Le prince de la Paix se rendit le 23 à Aranjuez pour rendre compte au roi Charles IV de bipartie officielle de ces entretiens et préparer la réception du général et de sa femme. Cette audience-solennelle, facilitée d’ailleurs avec bonne grâce par Beurnonville, eut lieu le jeudi 28 mars. Mme Junot était arrivée depuis deux jours. Comme elle n’était point ambassadrice à Madrid, elle fut reçue en confidencia, c’est-à-dire dans l’intimité, sans habit de cour et sans paniers : la mode des paniers s’était conservée en Espagne et en Portugal pour les grandes cérémonies, et Mme Junot devait s’y soumettre à Lisbonne ; elle en fut dispensée à Madrid ; la camerera mayor ne lui imposa que d’ôter ses gants avant d’entrer chez les personnes royales, conformément à une étiquette qui étonna bien à tort l’ambassadrice, car elle était alors généralement admise et subsiste même encore dans plusieurs cours. La reine en profita d’ailleurs pour lui faire un compliment : « C’est un usage, lui dit-elle, dont vous ne devez pas vous plaindre, car vos mains sont faites pour être vues. » Le reste de l’entretien répondit à ces