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muletiers et de domestiques sous la garde de M. de Rayneval et d’un vieil ami, M. de Cherval, qui avait consenti par dévouement à le suivre, il reprit ses habitudes militaires et partit pour Madrid avec le colonel de Laborde à franc étrier. Il y entra le 18 mars. gagnant ainsi toute une semaine. Mme Junot dut en effet se soumettre aux étapes traditionnelles que les muletiers engagés à Saint-Sébastien ne voulaient pas modifier et n’arriva que le 25, c’est-à-dire un mois après avoir quitté Paris. Son voyage fut d’ailleurs assez heureux, car elle n’eut à souffrir que de la fatigue et des mauvais gîtes et ne rencontra point de brigands, ce dont il y avait lieu de se féliciter à cette époque : deux mois auparavant, M. d’Araujo avait été arrêté et dévalisé en traversant l’Espagne pour aller à Lisbonne prendre le portefeuille des affaires étrangères[1].

Le général Beurnonville reçut très courtoisement Junot et ne laissa rien paraître des soucis personnels que lui causait sa venue. Il en ignorait en effet les motifs, ayant été simplement averti que l’envoyé de l’empereur devait conférer avec le prince de la Paix et remettre une lettre de Napoléon au roi d’Espagne. En homme bien élevé, il dissimula son sentiment dans ses relations avec son collègue ; il n’osa pas davantage se plaindre à Paris, sachant qu’avec le maître, il ne fallait pas s’y jouer, et s’abstint de toute observation dans ses dépêches officielles ; mais, dans sa correspondance particulière avec M. de Talleyrand, il ne put se défendre de quelques paroles amères sur le « jeune camarade Junot », qui, ajoute-t-il, « n’était pas encore officier lorsque je commandais les armées françaises » ; plus loin, il faisait remarquer, avec une évidente jalousie, que lui-même n’était que grand-officier de la Légion d’honneur tandis que Junot était grand-croix, et que le roi Charles IV, frappé de cette inégalité, se demandait si l’ambassadeur de France à Madrid « avait bien la confiance de S. M. Impériale » ; plus tard enfin il accusait assez légèrement son collègue d’avoir attendu le jour de son audience solennelle pour remettre au roi la lettre de l’empereur, ce qui était au contraire parfaitement conforme à l’étiquette et aux instructions mêmes du gouvernement[2]. Beurnonville était donc fort malveillant au fond et inquiet, ce qui se comprend du reste, car ces sortes de missions secrètes diminuent singulièrement la situation d’un ambassadeur et sont d’ordinaire un présage de disgrâce.

  1. Voir pour les détails de ce voyage les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V.
  2. Arch. des Affaires étrangères. Lettres particulières du général Beurnonville, Espagne (668 (21 ventôse, 13 et 24 floréal an XIII). Beurnonville oubliait qu’il avait été jadis nommé en trois mois colonel, général de brigade et divisionnaire.