Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ouvrier anglais, ruiné par la crise économique et porté au faîte par le mouvement démocratique, esclave de l’industrie et arbitre de la politique ; je l’appelais, je crois, un roi qui meurt de faim. Un lord n’est pas une anomalie moins saisissante. De privilégié il est devenu paria, il est hors la loi puisqu’il ne peut pas même voter. Dans toute l’étendue de l’empire britannique et peut-être dans le monde civilisé, il est la seule créature humaine à laquelle on ose dire publiquement que ses droits sont des droits « abstraits. » Et ce proscrit de l’opinion continue à régner sur la société.

A quoi peut aboutir un pareil état de choses ? A un conflit ou à un compromis ? Le compromis est dans l’esprit anglais ; il est aussi, si on envisage ces questions d’une certaine hauteur, dans la nature des choses. La démocratie en Angleterre (comme en France, aussi, je crois) a fait, dans ces dernières années, beaucoup de faux raisonnemens et de fausses démarches ; elle a trompé les espérances, aliéné les sympathies de beaucoup d’hommes qui dans leur jeunesse se seraient battus pour elle et qui, dans leur âge mûr, ne sont pas éloignés de la combattre. En quoi a-t-elle déçu l’attente de ses amis ? En mille façons, mais surtout en ceci. Elle pouvait être toute la nation et, dans ce cas, il n’y avait plus d’aristocratie. Elle a préféré n’être qu’une classe et elle a ainsi éternisé les luttes que son avènement devait clore et pacifier. Elle a refusé le droit de vivre à tout ce qui existait avant elle et en dehors d’elle ; elle a été intolérante, ingrate, arrogante, antilibérale, rétrograde dans ses méthodes comme dans ses principes. Le peuple a voulu être une caste : par là il renouvelle et perpétue à son profit l’antique illégalité. Comme si ce n’était pas assez, il a ressuscité la tyrannie des corporations, l’oppression des minorités par les majorités et tous les abus dont le progrès de la raison générale avait fait justice.

Qu’a fait, cependant, l’aristocratie ? Elle a donné un assez bel exemple de patience et de modestie. Elle a pu dire à la démocratie comme la noblesse romaine à la plèbe : Victi nos æquiore anmo quievimus quam vos victores. Elle a fait mieux : elle a étudié les besoins de ses adversaires, s’est assimilé quelques-unes de leurs revendications. Elle a, donnant tort au mot fameux, beaucoup appris, un peu oublié. Elle ne veut point ramener le monde en arrière, car elle sait que, d’après le mythe profond de la Bible, ceux qui se retournent sont changés en statues. Mais elle se cherche une fonction dans la société nouvelle et elle la trouve : c’est de représenter la « richesse acquise » dont on fait si bon marché ailleurs ; c’est de défendre la terre en unissant dans une solidarité indissoluble ceux qui la possèdent et ceux qui la cultivent ; c’est,