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vivre comme ils ont toujours vécu : sint ut sunt, aut non sint. C’est dommage. Les statisticiens avaient calculé qu’il ne faudrait pas plus de cinq cents ans à la Chambre des lords pour se transformer et pour relever tout entière du nouveau principe. Mais la Révolution sociale aurait-elle attendu patiemment à la porte durant tout ce temps ? Ceux qui ne sont pas statisticiens en doutent fort.

Carlyle et Dickens ont refusé d’être de la Chambre des lords. John Bright n’y est point entré ; Gladstone n’en sera pas, ni probablement Chamberlain, ni certainement Morley. Ces refus et ces dédains donnent l’idée que la vie et l’intelligence tendent à abandonner la Chambre haute. Personne, dans la presse, n’oserait la défendre théoriquement ni lui accorder un autre sentiment que le respect dû aux vieilles choses qui ont fait, en d’autres temps, un bon service. Beaucoup de gens trouvent naturel de les conserver comme on conserve des arquebuses à la Tour de Londres et des modèles de trois-ponts au musée naval de Greenwich. Mais au théâtre et dans la société, la place que tiennent les lords est toute différente. Au lieu de les souffrir, on les révère ; on les envie, loin de les mépriser. Dans les gros drames transpontins, le traître, le séducteur est souvent un grand seigneur. Plus souvent encore la récompense de la vertu est d’épouser un lord. Dans la pièce d’Arthur Pinero, intitulée Times, quel est le but suprême auquel tend Egerton Bompas, le marchand enrichi ? Marier sa fille à un lord. Dans le Cabinet minister, du même auteur, où tendent les machinations de M. Lebanon, l’usurier, et de sa digne sœur, la modiste de grand chic ? A frayer avec l’aristocratie, à obtenir des invitations chez un lord. Si vous vous trouvez, en Suisse, à table d’hôte, le voisin d’une dame anglaise et qu’elle veuille produire sur vous quelque impression, je vous le dis en vérité, le riz et les pruneaux, chantés par Alphonse Daudet, n’auront pas fait leur apparition sur la table avant qu’elle vous ait appris que le mari de sa cousine est allié à la propre tante d’un lord.

Qu’est-ce que cela prouve ? Que les lois et les mœurs ne sont point d’accord, que la transformation des unes et des autres ne marche point d’une vitesse égale. Depuis trente ans, le Statute-book a été bouleversé : il faut aller jusqu’au Japon ou remonter jusqu’à la Révolution française pour trouver l’analogue d’un pareil changement. Pendant ce temps la « société ; » est demeurée stationnaire, si, même, elle n’a pas rétrogradé, si elle ne tend pas à partager entre un plus petit nombre de personnes l’influence, l’éclat et le bonheur. De là des contrastes qui confondent et qui troublent. Je signalais, l’an dernier, la situation étrange de