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Que voit-on ? Le moulin éventré, la roue immobile, la plaine blonde d’épis ; sous les saules qui bordent la rivière, une sentinelle, appuyée sur son fusil, regarde, rêve et chante. Elle chante un lied, dont les paroles témoignent, sans assez de poésie, d’une philosophie peut-être rare chez un factionnaire :


Ah ! que plutôt jamais rien ne commence,
Puisqu’un jour tout doit forcément finir !


Je n’aime qu’à demi ces deux vers, mais j’aime beaucoup la mélodie plus naïvement triste, qui accompagne ce pessimisme de corps de garde. La phrase instrumentale du pays de France répond à la mélopée du soldat, et c’est une heureuse idée d’avoir ainsi rapproché, presque mis en commun, les deux plaintes ennemies. Puis des moissonneuses paraissent dans le fond du théâtre, allant aux champs ; elles ne font que passer, vivement escortées par le motif du travail, et leur passage, leur fuite sous le soleil d’été, met dans la morne étendue comme un sourire furtif de la terre.

Maintenant c’est Marceline qui vient. Devant le soldat de vingt ans elle s’arrête et, trouvant qu’il ressemble à l’un de ses fils morts, elle le contemple longuement, puis l’interroge. Belle est cette contemplation et touchant cet interrogatoire. Après un a parte fait de quelques phrases mélodiques autant qu’expressives : « Soldat, demande-t-elle, de quel pays êtes-vous ? » Lui, vaguement (et le vague de cette réponse en fait l’émotion profonde) : « De là-bas, de l’autre côté du grand fleuve. » Comme la parole, vague est la musique aussi. Par le seul effet d’une modulation imprévue, elle ouvre au dialogue une nouvelle perspective, un horizon mystérieux de souvenirs et de mélancolie. L’entretien se poursuit, et l’enfant, armé sans même savoir pour quelle querelle, l’enfant victorieux, mais si tristement, laisse monter, vers la vaincue compatissante et sombre, le regret de son pays à lui, de sa mère, de sa fiancée, la nostalgie enfin de toutes ses amours. Ici vraiment, rien que de délicieux ; rien qui ne respire le sentiment le plus pur et le plus musicalement rendu, par des moyens simples mais efficaces : deux ou trois accords, et au besoin, comme sous les mots : Je ne sais pas pourquoi je suis venu, quelques notes sans accompagnement, que la justesse de l’intonation suffit à faire exquises. Et puis la scène entière est enveloppée, elle baigne pour ainsi dire dans une atmosphère d’inquiétude et d’universelle détresse ; il semble que la souffrance humaine ne soit ici qu’une participation au grand deuil muet des choses, et cette communauté douloureuse, loin d’écraser la beauté de l’épisode, l’élève au contraire et la fortifie.

Non, décidément, il n’y avait rien d’égal ni même de comparable dans le Rêve, aux deux ou trois pages que nous venons d’analyser. Sans compter qu’auprès de celles-ci, bien qu’au-dessous d’elles, on en citerait une ou deux encore : l’adieu de Dominique à la forêt amie, et tout le