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reportait sur les années de sa première jeunesse, il pouvait se revoir étudiant au collège de William and Mary, à Williamsburg (Virginie), bon compagnon, friand d’aventures, fort épris de la société des jeunes filles, excellent cavalier, chasseur intrépide, violoniste de quelque talent. Il subit à cette époque l’influence des propos sceptiques qu’il entendait tenir à la table de son protecteur et ami, le libre penseur Fouquier, gouverneur royal de la Virginie. Jefferson se fit avocat ; mais il n’avait pas le don de la parole : alors, au lieu de plaider, il se jeta dans la politique. Ses études classiques lui avaient fait une âme républicaine ; il embrassa les idées libérales et révolutionnaires avec une ardeur passionnée, attaquant tout à la fois le joug métropolitain, le principe monarchique, le fanatisme religieux et l’aristocratie, à laquelle il appartenait lui-même, étant un Randolph.

Jefferson et Franklin avaient été l’un et l’autre atteints d’une attaque de rationalisme français. Mais Franklin, discret, modéré, se gardait d’offenser des « préjugés », car les États-Unis étaient en 1775, comme ils sont aujourd’hui encore, un pays essentiellement, chrétien. Jefferson affecta des dehors plus irréligieux et travailla avec un zèle très sincère à la démolition des privilèges de l’Église épiscopale anglaise en Virginie. Ses vues sur la religion étaient exactement celles de Priestley. N’admettant ni la foi, ni la révélation, ni les miracles, déiste à peine, il ne croyait naturellement pas à la divinité du Christ, mais rendait volontiers hommage à la haute valeur du christianisme et à l’humanité sublime du fondateur de ce « grand système. »

À vingt-neuf ans (1772), il avait épousé Mrs Martha Skelton, jeune veuve de vingt-trois ans, fille d’un avocat de Virginie. Cette union dura dix années et fut très heureuse. Jefferson éprouva un profond chagrin lorsqu’il perdit sa compagne, en 1782. Il reporta toute son affection sur ses filles et emmena l’aînée à Paris en 1784, le Congrès continental l’ayant nommé ministre plénipotentiaire avec Adams et Franklin pour négocier des traités de commerce avec les nations étrangères. Lorsqu’il inaugura sa présidence, il entra en célibataire dans l’hôtel de l’Exécutif ; il ne s’était pas remarié ; et de ses deux filles, l’une, Martha, avait épousé Thomas Randolph, plus tard gouverneur de la Virginie, l’autre, Maria, était devenue Mrs Eppes : celle-ci, de santé délicate, mourut avant la fin de la première présidence de Jefferson.

L’une et l’autre vivaient loin de Washington et ne purent rendre que de rares visites à leur père. Aussi, Jefferson eut-il assez de peine à rassembler quelques éléments de vie sociale dans