Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douloureuse que nous avions subie resserrait l’union de tous les Français et donnait de l’enchaînement à notre politique étrangère. Notre isolement même n’était pas sans grandeur. Les ministres qui se succédaient au quai d’Orsay, soutenus par l’opinion la plus énergique qui se soit jamais prononcée dans un pays, n’avaient qu’à garder la même attitude de dignité, de vigilance et de recueillement. Mais, dès qu’un peuple reprend sa place dans le monde et veut faire de la politique active, il ne change point impunément de pilote au milieu de la manœuvre : nous l’avons éprouvé dans les affaires d’Egypte.

Est-ce à dire qu’il soit impossible de rencontrer en France ce point fixe sur lequel on peut fonder une politique ? Lorsque, définitivement rassurés sur l’avenir de la République, nous consentirons à augmenter l’autorité du président ; le jour où ce premier magistrat, usant des pouvoirs que la Constitution lui confère, communiquera par message avec les Chambres, la haute surveillance de nos relations extérieures lui reviendra tout naturellement, en raison même de sa durée relative et des rapports personnels qu’il entretient avec les autres chefs d’Etat. Jusque-là, rien ne nous empêcherait d’essayer, aux affaires étrangères, ce qu’on pratique à la guerre et à la marine, c’est-à-dire de placer à côté du ministre un fonctionnaire plus stable, représentant l’expérience technique. Il suffirait peut-être d’étendre les attributions du directeur politique. Ce fonctionnaire peut rendre des services d’autant plus grands, que le régime nouveau, à la différence de l’ancien, pèche par une excessive mobilité. Fortifier la tradition, c’est justement le soutenir du côté où il penche[1].

Mais la question est plus élevée. Considérons l’état des esprits en France. Quel est, parmi nos agitations, le point fixe ? Précisément notre union devant l’étranger. Les partis, divisés sur tout le reste, se tendent la main dès que l’honneur national est en cause. Qu’un orateur se lève ; au milieu de l’assemblée la plus tumultueuse et qu’il s’écrie : « L’étranger nous regarde ! » — ou bien : « Vous calomniez votre pays ! » — aussitôt une triple salve d’applaudissemens l’avertit qu’il a touché juste. Combien de présidens du conseil ont été sauvés par cet appel au sentiment national ! Voilà le point solide : quel génie clairet pénétrant y mettra son levier ? Le patriotisme ne nous débarrassera pas des crises ministérielles, mais il peut les circonscrire et distinguer entre l’inférieur et l’extérieur. Il ne supprime pas la discussion, mais il la déplace. On diffère d’avis sur les affaires du dehors, mais cet avis n’est pas

  1. Depuis 1881, il y a ou sept directeurs des affaires politiques au quai d’Orsay. Voilà ces premiers commis dont la stabilité était jadis proverbiale !