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manière, une parcelle de souveraineté, apprend en même temps le fait et son propre sentiment. Par là, nous avons fait un grand pas sur la démocratie antique. Car enfin, lorsque, dans l’Agora, un Cléon haranguait les citoyens d’Athènes, il pouvait bien leur escamoter un vote, mais il n’avait pas la prétention de leur enseigner tous les matins ce qu’ils devaient penser le soir. Une fois rentrés chez eux, ces bonnes gens étaient laissés à leurs réflexions et à l’influence de leurs femmes, ce qui, parfois, les rendait plus sages. On n’avait point inventé l’art de fabriquer le sentiment public.

Il suffit de pénétrer dans les bureaux d’un journal pour voir avec quelle désinvolture s’opère cette fabrication, principalement pour les affaires extérieures. Neuf fois sur dix, c’est à coups de découpures dans les journaux étrangers. Le jeune homme chargé de ce petit travail y ajoute un peu de son cru, de sorte qu’au bout de deux ou trois emprunts successifs, l’événement a fait des petits. On assurait, à Pesth, que le roi de Serbie avait regardé une dame. À Vienne, elle passait déjà pour sa maîtresse. À Paris, on leur supposait des enfans. Les correspondances faites sur place sont meilleures, quelques-unes même tout à fait remarquables : beaucoup d’hommes distingués débutent ainsi dans la carrière des lettres et trouvent l’occasion de déployer une vivacité d’impression, une rapidité de coup d’œil qui sont des qualités de notre race. Toutefois, ces correspondances témoignent souvent d’une singulière naïveté. Le journaliste qui passe la frontière croit découvrir le pays qu’il visite. Il écrit trop pour avoir le temps de lire, et recommence invariablement la description cent fois faite avant lui. Du reste, il ne se fait pas faute de juger d’un trait de plume toute une civilisation. Quelques lignes d’histoire empruntées au premier guide du coin, un peu de couleur qui dissimule adroitement la pauvreté du fond, et le tour est joué. Vient ensuite le rédacteur, qui tire la conclusion des événemens, non seulement passés, mais futurs. Celui-là, s’il est Français, son système est simple : il divise tous les pays de l’univers en deux groupes, pour ou contre l’Allemagne. Il applique à la lettre le mot de l’Écriture : Quiconque n’est pas avec moi est contre moi. C’est là son critérium, sa balance unique. Volontiers irait-il demander au Grand Lama ce qu’il pense de l’Alsace-Lorraine. Rien n’énerve davantage les étrangers que ces jugemens sommaires. « Comparaissez, brave petit peuple, dit le journaliste d’un ton protecteur. Avouez que vous détestez les Allemands. — Mais non, répond le brave petit peuple. Nous ne détestons personne : nous désirons vivre en paix avec tout le monde. — Compris ! s’écrie le