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Pétersbourg se vidaient devant l’ambassadeur de France, les fonctionnaires se dérobaient. Aussitôt qu’Alexandre rompit avec le dominateur de l’Europe, toute la Russie se leva comme un seul homme pour défendre son indépendance et repousser l’invasion. Le gouvernement n’avait plus qu’à se laisser porter par le courant[1].

Qu’est-ce donc que cette voix de l’opinion, si ce n’est le langage tantôt confus, tantôt précis, des nations prenant, conscience d’elles-mêmes ? Si l’opinion parle à voix basse dans les pays de monarchie pure, ses injonctions deviennent de plus en plus claires, et même impérieuses, dans les pays constitutionnels. Chez nous, le gouvernement de l’opinion frise la tyrannie, car nous ne savons rien faire à demi. Ce serait une belle question que de savoir s’il convient de lui donner la parole à toute heure, ou s’il ne vaudrait pas mieux espacer un peu ses oracles en confiant à quelques initiés le soin de les interpréter. Mais nous n’avons plus le choix. Depuis que nous avons été prendre par la main cette maîtresse capricieuse pour la faire asseoir sur le trône de Henri IV et de Napoléon, il ne nous reste qu’à nous incliner devant elle. Consolons-nous en songeant que chez la plupart de nos voisins, elle gouverne sous un autre nom, et qu’elle n’est ni moins exigeante, ni plus infaillible.

Or l’ancienne intrigue de cour n’était qu’un simple jeu auprès des luttes homériques qui se livrent tous les jours pour persuader, enjôler, capter et finalement entraîner l’opinion publique. Elle offre cet avantage aux ambitieux, que ses faveurs semblent à la portée de tout le monde et qu’on lui fait dire tout ce qu’on veut. Jadis, pour pénétrer à la cour, il fallait au moins une épée, un habit, un nom et quelques manières. Aujourd’hui, pour faire la cour au peuple souverain, il suffit d’une feuille de papier, d’un peu d’encre et de beaucoup d’aplomb. Lorsqu’on présentait une supplique au roi, c’était une supplique, et rien de plus : on n’avait pas la prétention de lui donner des ordres. Lorsque, par le journal, on s’adresse à l’opinion, c’est peu de la solliciter : on lui dicte ses arrêts. Il n’est pas de feuille de chou qui ne se flatte de parler au nom « du pays ». Dans ces millions de cerveaux qui composent l’esprit d’un peuple, une pensée n’a pas le temps d’éclore, et déjà cette pensée informe est interprétée, publiée par les cent bouches de la Renommée. Un télégramme nous apprend, le soir, un événement imprévu : le lendemain matin, les journaux qui s’impriment dans la nuit nous révèlent déjà les réflexions de la France entière sur cet événement. L’honnête homme qui ouvre son journal et qui est, à sa

  1. Albert Vandal, Napoléon et Alexandre Ier.