Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exemple ? l’effet de ce travail incessant, quoique peu visible, et d’une correction parfaite qui a toujours sacrifié ses préférences au bien public et au respect de la liberté ? Lorsqu’on jugera de loin ce long règne, ou verra qu’il a porté les institutions parlementaires à leur point de perfection, accru la dignité des mœurs, fortifié le respect de la loi, permis les grandes évolutions sans violence et qu’enfin l’Angleterre de Victoria est infiniment plus paisible, plus heureuse, sinon plus héroïque, que celle des Georges.

Il faut le reconnaître, le type du souverain « vertueux et éclairé » que rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle, et qui semblait alors une chimère, on le rencontre à chaque pas aujourd’hui. Jamais peut-être l’Europe, dans tout le cours des siècles, n’a présenté un tel ensemble de princes laborieux, attentifs, dévoués à leurs peuples, chefs vigilans de leurs armées, gardiens sévères des lois.

C’est donc une erreur de croire que l’institution monarchique, déracinée en France, soit ébranlée dans le reste de l’Europe. Sans doute, elle serait impuissante, et par conséquent funeste, dans un pays comme le nôtre, où le principe héréditaire est à jamais détruit ; mais elle rend ailleurs des services d’autant plus grands que les nations sont moins unies et leurs territoires moins compacts. Les États modernes ressemblent à des édifices dont tous les ornemens parasites auraient été enlevés : on n’aperçoit que mieux les pièces nécessaires de la charpente. Or la royauté est une clef de voûte : il faut que la voûte soit bien solide, ses assises inébranlables et ses pierres liées par un ciment indestructible pour s’en passer.

Mais il est une reine plus puissante aujourd’hui que les rois ; une souveraine impérieuse, fantasque, et cependant illuminée par des lueurs subites de bon sens ; pleine d’erreur et de passion dans l’usage quotidien ; d’une ignorance incroyable sur les affaires petites et communes, mais respirant l’amour du bien public, et, dans les grandes crises, quelquefois plus pénétrante que la sagesse des hommes d’Etat. Cette souveraine, c’est l’opinion publique. « Nous sommes tous des gouvernemens d’opinion, me disait un des princes les plus éclairés de l’Europe. C’est elle qui décide en dernier ressort sur toutes les affaires. Seulement il faut savoir résister à ses entraînemens passagers : pour cela, nous croyons avoir plus de force que les gouvernemens démocratiques. » Elle s’impose même aux autocrates, ne fût-ce que par la force d’inertie. Lorsque Alexandre Ier voulut faire cause commune avec Napoléon, le sentiment russe était contre lui. La Russie ne luttait pas contre son empereur, mais elle se faisait traîner. Les salons de