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n’est pas pondéré par le lest de l’intérêt d’Etat, produit la politique vacillante d’un Napoléon III.

Cavour et Bismarck ont compris qu’ils ne pourraient rien faire sans le vœu des peuples, mais qu’il appartenait aux gouvernemens de les diriger et de les contenir. L’un a mis au service de l’unité italienne cette diplomatie piémontaise dont le savoir-faire est devenu proverbial ; il a donné à la péninsule le pivot qui lui manquait. L’autre nous a raconté lui-même ses dégoûts devant le potage à l’eau claire de la Diète germanique, image réduite de cette politique verbeuse où l’Europe se complaisait depuis 1815. Il a deviné que tout cet étalage d’ « influences » ressemblait à des armures vides campées sur des chevaux empaillés, qui tomberaient au premier coup de canon. Cependant, comme il était aussi prudent qu’audacieux, il commença par un remue-ménage en Danemark, pour voir si l’Europe se réveillerait. L’Europe ne bougea pas et Bismarck comprit qu’il pouvait tout se permettre. Le coup de tonnerre de 1866 renversa toutes les anciennes apparences de l’ordre européen. Il est inexact de dire que ce fut le triomphe pur et simple de la force. En réalité, la Prusse apportait aux Allemands ce qui leur a toujours manqué : la contrainte nécessaire, irrésistible, sans laquelle il n’y a point d’unité. Toutefois, des deux forces que Bismarck mettait en jeu, la raison d’Etat et le sentiment national, la première seule lui inspirait un culte qui ne s’est jamais démenti. C’est par là qu’on a pu dire qu’il était un homme d’ancien régime. Il n’a contracté avec la seconde que des alliances passagères, tempérées par une ironie méfiante. Allemand, certes, il l’est jusqu’à la moelle : mais « les droits » des nations, c’est-à-dire leur conscience distincte de l’intérêt d’Etat, lui inspirent un dédain qu’il n’a jamais pris la peine de dissimuler. Il a patronné tour à tour et sans contrôle toutes les théories écloses dans le cerveau des professeurs, quand elles étaient favorables à ses desseins, tantôt celle des droits historiques, tantôt celle des races, de même qu’il traitait successivement avec tous les partis dans le Reichstag, sans trop se soucier des difficultés du lendemain. Il n’a pas vu que chez les peuples d’une civilisation avancée, le véritable lien n’est ni la langue, ni la race, ni des origines souvent contestables, mais la volonté bien arrêtée de vivre ensemble. Il a méconnu chez les autres cette conscience qu’il rendait à sa propre patrie et attaché un boulet au pied de l’Allemagne ressuscitée.

Ainsi la diplomatie doit ses plus grands triomphes dans ce siècle à l’alliance d’un intérêt d’Etat solide avec un sentiment national incontestable.