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en 1812, un sentiment national se former et grandir dans le danger public, embrasser avec amour cette patrie sans contours appareils, mais si rapidement incarnée dans son chef, bénir le terrible hiver protecteur de la terre russe, reconnaître et comme rassembler dans un élan patriotique les traits diffus de tant d’hommes épars pour en composer l’image d’un peuple bon, facile, patient, plus vivant par le cœur que par la pensée, plein de foi, d’abnégation et d’espérance, que les écrits des Tourguenef et des Tolstoï nous ont rendu familière. Le cyclone de l’invasion, en labourant la Russie, achevait de la révéler à elle-même.

Désormais le branle est donné dans toute l’Europe et le mouvement ne s’arrêtera plus. Comme on voit, sur les hauteurs, le soleil percer les nuages et faire étinceler tantôt un bout de forêt, tantôt un clocher, tantôt une prairie, quelquefois illuminer un pan tout entier de montagne, que la brume enveloppe de nouveau pour la découvrir plus tard, de même, dans le cours de ce siècle, tantôt un fragment de peuple, tantôt un autre, souvent une nation tout entière se réveillent et quelquefois retombent dans leur engourdissement jusqu’à des temps meilleurs. Parfois ce sont de simples épisodes, tels que la résistance obstinée du Tyrol aux armées françaises ; le plus souvent, c’est un drame complet, comme ces agitations de l’Allemagne et de l’Italie, dont notre génération devait voir le dénouement. Pendant cinquante ans, l’Allemagne se cherche péniblement, à travers les ambitions rivales et les idées contradictoires. Incertaine encore sous Napoléon, mobile et indécise comme ses frontières, poursuivant ses tronçons épars sans réussir à mettre son corps vigoureux, mais pesant, d’accord avec une âme à qui l’espace et le temps ne coûtent rien, flottant entre des intérêts trop bornés et des idées trop générales, un moment rassemblée sur le champ de bataille de Leipzig, elle disparaît et reprend pour un demi-siècle le travail de la pensée, jusqu’au jour où la discipline prussienne poussera son peuple vers l’action avec ce fracas de torrent prédit par Henri Heine. La dernière, elle entrera, comme nation, dans le système européen, dont elle était jadis le centre et qu’elle dominera de nouveau par sa masse et par son poids. Cette race laborieuse, réfléchie, pleine de persévérance et de force jusque dans ses préjugés, trouvera enfin un corps digne d’elle pour fixer sa pensée errante. Mais dans la joie de cette découverte, elle coupera les ailes à cette pensée dont elle fera momentanément l’humble servante de la patrie reconquise. Les universités seront enrégimentées : l’esprit allemand, pour être plus national, deviendra moins humain.