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et il assura à son maître qu’il n’y avait dans toute cette affaire que des manigances de journaux et des manœuvres de bourse.

Il ne pouvait plus douter que la partie ne fût perdue. Le comte Schouvalof lui avait dit : « Si vous ne vous arrêtez pas, d’autres viendront après moi que vous serez forcé d’écouter. » Et après son entrevue avec lui, le tsar écrivait à une parente : « L’emporté de Berlin a donné toutes les garanties pour le maintien de la paix. » Au cours d’un dîner de gala, l’empereur d’Allemagne ayant demandé à son neveu s’il avait reçu récemment des nouvelles de la duchesse d’Edimbourg, Alexandre II répondit : « Non, mais j’ai reçu ce matin une lettre de la reine d’Angleterre, qui me prie de travailler ici pour la paix. Ah ! ah ! nous savons à quoi nous en tenir. » L’empereur Guillaume, lui aussi, savait à quoi s’en tenir. « On a voulu nous brouiller, dit-il plus tard à l’attaché militaire français. — Oserais-je demander, Sire, qui est cet on ? » Le vieux souverain ne répondit que par un sourire, et posa son doigt sur sa bouche. De son côté, lord Derby disait à notre chargé d’affaires : « Il n’est aujourd’hui à Berlin personne qui ne nie qu’il ait jamais été question d’entrer en campagne. Le prince de Bismarck, qui rejette tout le blâme sur le maréchal de Moltke, affirme que, pour sa part, il n’y a jamais pensé ; ce qui est certain, c’est qu’il en a beaucoup parlé. »

La France, pendant plusieurs jours, avait éprouvé les plus vives anxiétés. Qui s’étonnera qu’un peuple cherche à se prémunir contre le retour de pareilles alertes ? Ce n’est pas trop pour cela d’avoir une bonne armée et des amis. On dira peut-être qu’il y a des incidens qui ne se produisent qu’une fois, que la Triple Alliance est une ligue en faveur de la paix et du statu quo, que les trois alliés n’ont jusqu’ici attaqué personne. Le bruit se répandit pourtant, il y a quelques années, que le premier ministre d’Italie poussait à la guerre et qu’il avait été retenu par M. de Bismarck, converti depuis 1875 à une politique de paix. Il est faux que trop de précaution nuise, et si sûre qu’elle soit, il est bon d’être deux pour traverser la forêt. C’est ce qu’a senti la France pendant les fêtes du mois d’octobre ; elle se disait : « Dorénavant je ne suis plus seule. »

La conclusion de M. Geffcken est que, eussions-nous conclu avec la Russie un traité en bonne forme, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, se fiant à l’évidente supériorité de leurs forces, n’auraient aucun sujet de s’émouvoir : mais que d’ailleurs, dans le cas le plus favorable, l’alliance franco-russe ne sera jamais qu’une simple « entente morale » sans portée et sans conséquence. S’il en est ainsi, pourquoi tant d’aigreur et de fiel ? Se fâche-t-on contre un fantôme ?


G. VALBERT.