Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/703

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vrai qu’aujourd’hui nous avons repris, après une cure douloureuse, la liberté de nos mouvemens, mais nous en faisons un usage très modéré. Quand on a été longtemps timide par nécessité, on a peine à recouvrer son ancienne vaillance ; on craint les responsabilités, on ne court pas après les occasions, on attend au coin de son feu qu’elles viennent s’offrir. Il faut que M. Geffcken se fasse de nous une idée bien fausse pour avancer que la manifestation de Cronstadt fut imaginée par nous, que l’empereur Alexandre III l’a subie. « Pour effacer, dit-il, le fâcheux souvenir qu’avait laissé l’insuccès de l’exposition manquée de Moscou, on résolut à Paris d’envoyer une escadre en Russie. L’annonce de cet envoi ne fut point agréable au tsar ; mais il ne pouvait décliner sans impolitesse l’honneur qu’en voulait lui faire. La visite eut lieu avec beaucoup d’éclat, et ce fut une fête pour la vanité française que d’apprendre que l’empereur avait entendu la Marseillaise la tête découverte. Toutefois les entretiens de l’amiral Gervais avec des dignitaires russes n’eurent aucun effet sensible. La cour fui charmée quand tout fut fini, et on interdit de nouveau la Marseillaise. » À qui M. Geffcken fera-t-il croire que l’empereur Alexandre III, dont le caractère est bien connu, se soit laissé imposer par nous une manifestation qui lui déplaisait ? Si le publiciste allemand était allé aux informations, on lui aurait appris que l’accueil exceptionnel fait à nos marins avait causé en France ; autant de surprise, autant d’étonnement que de joie, et que les moins étonnés des Français n’étaient pas nos hommes d’État et nos ministres.

« C’était faire beaucoup de bruit pour rien, poursuit-il. Cet incident n’a rien produit et ne pouvait rien produire. Le dégrisement succéda à une exaltation d’un jour. Le comte Caprivi disait le 27 novembre 1891 que la démonstration de Cronstadt n’avait servi qu’à rendre visible aux yeux du grand public un état de choses qui existait depuis longtemps. Il restait au-dessous de la vérité, car on n’a pas tardé à s’apercevoir que la conclusion d’une alliance franco-russe était devenue de jour en jour plus problématique… Non seulement l’empereur Alexandre III désire sérieusement le maintien de la paix et de ses bonnes relations avec l’Allemagne, il a une défiance bien fondée à l’égard de la stabilité de la politique française, et cette défiance n’a pu être qu’augmentée par le scandale de Panama, qui a fait à la république, un tort qu’on ne saurait exagérer. » M. Geffcken n’avait pas prévu qu’au lendemain du scandale de Panama, le tsar enverrait son escadre à Toulon, et qu’il remercierait par dépêche « toutes les classes de la nation française » de la sympathie qu’elles avaient témoignée à l’amiral Avellane et à ses officiers. M. Geffcken dira-t-il que ce sont nos pressantes sollicitations qui ont déterminé les Russes à rendre, bien à contre-cœur, la visite que nous leur avions faite malgré eux ? Ce serait