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qu’on est du monde, qu’on vit de pair à compagnon avec les plus déterminés talons rouges et que, si les temps étaient meilleurs, on aurait en soi l’étoffe des grandes affaires. On préfère cependant la diplomatie entortillée du XVIIIe siècle, qui tient plus du vaudeville que de la tragédie. Le réellement grand fait bailler. Que ne met-on sur les mêmes tables les Economies royales de Sully ou le Testament politique de Richelieu ?

Il est du moins un livre où le petit et le grand se mêlent dans des proportions presque égales et qui satisfait le besoin de commérage tout en ouvrant de larges échappées sur les affaires de l’Europe : ce sont les mémoires de Saint-Simon. Qu’on relise, par exemple, le merveilleux chapitre de la succession d’Espagne. On y trouve à la fois, dans un relief étonnant, le but, les ressorts, le style et jusqu’aux illusions de l’ancienne diplomatie. C’est une tragédie du grand siècle ; mais on y sent déjà poindre la comédie d’intrigue et, quant au dénouement, il est digne de Shakespeare. Le premier acte débute comme un de nos drames bourgeois. Un malade languit au fond d’une alcôve. Des serviteurs avides l’entourent, tiennent sa femme à distance, arrachent une signature à sa main défaillante. Seulement le moribond s’appelle le roi d’Espagne et la conspiration qui s’agite à son chevet tient toute l’Europe en suspens. Quatre personnages sont dans le complot. La trame est bien ourdie et le secret si étroitement gardé que, jusqu’au dernier moment, l’Espagne ignore sa destinée. Cependant la toile du fond se lève et l’on assiste à la délibération du conseil d’Espagne. Tout l’intérêt est dans le jeu des physionomies. Les quatre qui sont « du secret », Portocarrero. Villafranca, don Estevan, Ubilla, assez inquiets sur les suites de leur audace, annoncent les dernières volontés du roi en faveur d’un fils de France, « opinent avec force », intimident les partisans de l’Autriche, qui, voyant la « partie faite, n’osent contredire », et, séance tenante, on « dresse ce célèbre résultat. »

Le second acte tiendrait du vaudeville, s’il ne s’agissait « d’un événement si rare, et qui intéressait tant de millions d’hommes. » Tout Madrid est au palais, « en sorte qu’on s’étouffait dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvraient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeaient la porte… Blécourt (chargé d’affaires de France) était là comme les autres, sans savoir rien plus qu’eux, et le comte d’Harrach, ambassadeur de l’empereur, qui espérait tout… était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant… Enfin la porte s’ouvrit et se referma. Le duc d’Abrantès, qui était un homme de beaucoup d’esprit, plaisant, mais à craindre, » se donne l’agrément de tenir